COMMISSION
THÉOLOGIQUE INTERNATIONALE
Document XXIV
À
la recherche d’une éthique universelle.
Nouveau regard sur la loi naturelle (2009)
Nouveau regard sur la loi naturelle (2009)
Introduction
[1] Y a-t-il des valeurs
morales objectives capables d’unir les hommes et de leur procurer paix et
bonheur ? Quelles sont-elles ? Comment les discerner ? Comment les mettre en
œuvre dans la vie des personnes et des communautés ? Ces questions de toujours
autour du bien et du mal sont aujourd’hui plus urgentes que jamais dans la mesure
où les hommes ont davantage pris conscience de former une seule communauté
mondiale. Les grands problèmes qui se posent aux hommes ont désormais une
dimension internationale, planétaire, d’autant que le développement des
techniques de communication favorise une interaction croissante entre les
personnes, les sociétés et les cultures. Un événement local peut avoir un
retentissement planétaire presque immédiat. émerge ainsi la conscience d’une
solidarité globale qui trouve son fondement ultime dans l’unité du genre
humain. Elle se traduit par le sens d’une responsabilité planétaire. Ainsi la
question de l’équilibre écologique, de la protection de l’environnement, des
ressources et du climat, est-elle devenue une préoccupation pressante qui
interpelle toute l’humanité et dont la solution déborde largement les cadres
nationaux. De même, les menaces que le terrorisme, le crime organisé et les
nouvelles formes de violence et d’oppression font peser sur les sociétés ont
une dimension planétaire. Les développements accélérés des biotechnologies, qui
menacent parfois l’identité même de l’homme (manipulations génétiques,
clonage…), appellent d’urgence une réflexion éthique et politique d’ampleur
universelle. Dans ce contexte, la recherche de valeurs éthiques communes
connaît un regain d’actualité.
[2] Par leur sagesse,
leur générosité et parfois leur héroïsme, des hommes et des femmes témoignent
en acte de ces valeurs éthiques communes. L’admiration qu’ils suscitent en nous
est le signe d’une première saisie spontanée des valeurs morales. La réflexion
des universitaires et des scientifiques sur les dimensions culturelles,
politiques, économiques, morales et religieuses de notre existence sociale
nourrit cette délibération sur le bien commun de l’humanité. Il y a aussi les
artistes qui, par la manifestation de la beauté, réagissent contre la perte du
sens et renouvellent l’espérance des hommes. De même, des hommes politiques
travaillent avec énergie et créativité pour mettre en œuvre des programmes
d’éradication de la pauvreté et de protection des libertés fondamentales. Très
important est aussi le témoignage persévérant des représentants des religions
et des traditions spirituelles qui veulent vivre à la lumière de la vérité
ultime et du bien absolu. Tous contribuent, chacun à sa manière et dans un
échange réciproque, à promouvoir la paix, un ordre politique plus juste, le
sens de la responsabilité commune, une répartition équitable des richesses, le
respect de l’environnement, la dignité de la personne humaine et ses droits
fondamentaux. Toutefois, ces efforts ne peuvent aboutir que si les bonnes
intentions prennent appui sur un solide accord de base quant aux biens et aux
valeurs qui représentent les aspirations les plus profondes de l’homme, à titre
individuel et communautaire. Seules la reconnaissance et la promotion de ces
valeurs éthiques peuvent contribuer à la construction d’un monde plus humain.
[3] La recherche de ce
langage éthique commun concerne tous les hommes. Pour les chrétiens, elle
s’accorde mystérieusement à l’œuvre du Verbe de Dieu, « lumière véritable, qui
éclaire tout homme[1] »,
et à l’œuvre du Saint-Esprit qui sait faire germer dans les cœurs « charité,
joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres,
douceur, maîtrise de soi[2] ».
La communauté des chrétiens, qui partage « les joies et les espoirs, les
tristesses et les angoisses des hommes de ce temps » et « se reconnaît donc
réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire[3] »,
ne peut d’aucune manière se dérober à cette responsabilité commune. éclairés
par l’Évangile, engagés dans un dialogue patient et respectueux avec tous les
hommes de bonne volonté, les chrétiens participent à la recherche commune des
valeurs humaines à promouvoir : « Tout ce qu’il y a de vrai, de noble, de
juste, de pur, d’aimable, d’honorable, tout ce qu’il peut y avoir de bon dans
la vertu et la louange humaines, voilà ce qui doit vous préoccuper[4]. » Ils savent que Jésus-Christ, « notre
Paix[5] »,
lui qui a réconcilié tous les hommes avec Dieu par sa Croix, est le principe
d’unité le plus profond vers lequel le genre humain est appelé à converger.
[4] La recherche d’un
langage éthique commun est inséparable d’une expérience de conversion, par
laquelle personnes et communautés se détournent des forces qui cherchent à
emprisonner l’homme dans l’indifférence ou le poussent à dresser des murs
contre l’autre ou l’étranger. Le cœur de pierre – froid, inerte et indifférent
au sort du prochain et de l’espèce humaine – doit se transformer, sous l’action
de l’Esprit, en un cœur de chair[6], sensible aux appels de la sagesse, à la
compassion, au désir de la paix et à l’espérance pour tous. Cette conversion
est la condition d’un vrai dialogue.
[5] Les tentatives
contemporaines pour définir une éthique universelle ne manquent pas. Au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la communauté des nations, tirant les
conséquences des complicités étroites que le totalitarisme avait entretenues
avec le pur positivisme juridique, a défini dans la Déclaration universelle des
droits de l’homme (1948) des droits inaliénables de la personne humaine qui
transcendent les lois positives des États et doivent leur servir de référence
et de norme. Ces droits ne sont pas simplement concédés par le législateur :
ils sont déclarés, c’est-à-dire que leur existence objective, antérieure à la
décision du législateur, est rendue manifeste. Ils découlent en effet de la «
reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine
» (Préambule).
La Déclaration
universelle des droits de l’homme constitue une des plus belles réussites de
l’histoire moderne. Elle « demeure l’une des expressions les plus hautes de la
conscience humaine en notre temps[7] »
et offre une base solide pour la promotion d’un monde plus juste. Cependant,
les résultats n’ont pas toujours été à la hauteur des espérances. Certains pays
ont contesté l’universalité de ces droits, jugés trop occidentaux, ce qui
incite à en chercher une formulation plus compréhensive. En outre, une certaine
propension à multiplier les droits de l’homme, davantage en fonction des désirs
désordonnés de l’individu consumériste ou de revendications sectorielles que
des exigences objectives du bien commun de l’humanité, n’a pas peu contribué à
les dévaluer. Déconnectée du sens moral des valeurs qui transcendent les
intérêts particuliers, la multiplication des procédures et des réglementations
juridiques n’aboutit qu’à un enlisement qui ne sert en définitive que les
intérêts des plus puissants. Surtout, une tendance se manifeste à réinterpréter
les droits de l’homme en les séparant de la dimension éthique et rationnelle
qui constitue leur fondement et leur fin, au profit d’un pur légalisme
utilitariste[8].
[6] Pour expliciter le
fondement éthique des droits de l’homme, certains ont cherché à élaborer une «
éthique mondiale » dans le cadre d’un dialogue entre les cultures et les
religions. L’« éthique mondiale » désigne l’ensemble des valeurs obligatoires
fondamentales qui forment depuis des siècles le trésor de l’expérience humaine.
Elle se trouve dans toutes les grandes traditions religieuses et philosophiques[9]. Ce projet, digne d’intérêt, est
significatif du besoin actuel d’une éthique ayant une validité universelle et
globale. Mais la recherche purement inductive, sur le mode parlementaire, d’un
consensus minimal déjà existant satisfait-elle aux exigences de fonder le droit
dans l’absolu ? En outre, cette éthique minimale n’aboutit-elle pas à
relativiser les exigences éthiques fortes de chacune des religions ou sagesses
particulières ?
[7] Depuis plusieurs
décennies, la question des fondements éthiques du droit et de la politique a
été comme mise entre parenthèses dans certains secteurs de la culture
contemporaine. Sous le prétexte que toute prétention à une vérité objective et
universelle serait source d’intolérance et de violence et que seul le
relativisme pourrait sauvegarder le pluralisme des valeurs et la démocratie, on
fait l’apologie du positivisme juridique qui refuse de se référer à un critère
objectif, ontologique, de ce qui est juste. Dans cette perspective, le dernier
horizon du droit et de la norme morale est la loi en vigueur, qui est censée
être juste par définition puisqu’elle est l’expression de la volonté du législateur.
Mais c’est ouvrir la voie à l’arbitraire du pouvoir, à la dictature de la
majorité arithmétique et à la manipulation idéologique, au détriment du bien
commun. « Dans l’éthique et la philosophie actuelle du Droit, les postulats du
positivisme juridique sont largement présents. La conséquence en est que la
législation ne devient souvent qu’un compromis entre divers intérêts ; on tente
de transformer en droits des intérêts ou des désirs privés qui s’opposent aux
devoirs découlant de la responsabilité sociale[10]. » Mais le positivisme juridique est
notoirement insuffisant, car le législateur ne peut agir légitimement qu’à
l’intérieur de certaines limites qui découlent de la dignité de la personne
humaine et au service du développement de ce qui est authentiquement humain.
Or, le législateur ne peut abandonner la détermination de ce qui est humain à
des critères extrinsèques et superficiels, comme il le ferait, par exemple,
s’il légitimait de soi tout ce qui est réalisable dans le domaine des
biotechniques. Bref, il doit agir d’une manière éthiquement responsable. La
politique ne peut s’abstraire de l’éthique, ni les lois civiles et l’ordre
juridique d’une loi morale supérieure.
[8] Dans ce contexte où
la référence à des valeurs objectives absolues reconnues universellement est
devenue problématique, certains, désireux de donner tout de même une base
rationnelle aux décisions éthiques communes, prônent une « éthique de la
discussion » dans la ligne d’une compréhension « dialogique » de la morale.
L’éthique de la discussion consiste à n’utiliser au cours d’un débat éthique
que les normes auxquelles tous les participants concernés, renonçant aux
comportements « stratégiques » pour imposer leurs vues, peuvent donner leur
assentiment. Ainsi peut-on déterminer si une règle de conduite et d’action ou
un comportement sont moraux parce que, en mettant entre parenthèses les conditionnements
culturels et historiques, le principe de discussion offre une garantie
d’universalité et de rationalité. L’éthique de la discussion s’intéresse
surtout à la méthode par laquelle, grâce au débat, les principes et les normes
éthiques peuvent être mis à l’épreuve et devenir obligatoires pour tous les
participants. Elle est essentiellement un procédé pour tester la valeur des
normes proposées et ne peut produire de nouveaux contenus substantiels.
L’éthique de la discussion est donc une éthique purement formelle qui ne
concerne pas les orientations morales de fond. Elle court aussi le risque de se
limiter à une recherche du compromis. Certes, le dialogue et le débat sont
toujours nécessaires pour obtenir un accord réalisable sur l’application concrète
des normes morales dans une situation donnée, mais ils ne sauraient reléguer à
la marge la conscience morale. Un vrai débat ne remplace pas les convictions
morales personnelles, mais il les suppose et les enrichit.
[9] Conscients des
enjeux actuels de la question, nous voudrions dans ce document inviter tous
ceux qui s’interrogent sur les fondements ultimes de l’éthique ainsi que de
l’ordre juridique et politique à considérer les ressources que recèle une
présentation renouvelée de la doctrine de la loi naturelle. Celle-ci affirme en
substance que les personnes et les communautés humaines sont capables, à la
lumière de la raison, de discerner les orientations fondamentales d’un agir
moral conforme à la nature même du sujet humain et de les exprimer de façon
normative sous forme de préceptes ou commandements. Ces préceptes fondamentaux,
objectifs et universels, ont vocation à fonder et à inspirer l’ensemble des
déterminations morales, juridiques et politiques qui régissent la vie des
hommes et des sociétés. Ils en constituent une instance critique permanente et
garantissent la dignité de la personne humaine face aux fluctuations des
idéologies. Au cours de son histoire, dans l’élaboration de sa propre tradition
éthique, la communauté chrétienne, conduite par l’Esprit de Jésus-Christ et en
dialogue critique avec les traditions de sagesse qu’elle a rencontrées, a
assumé, purifié et développé cet enseignement sur la loi naturelle comme norme
éthique fondamentale. Mais le christianisme n’a pas le monopole de la loi
naturelle. En effet, fondée sur la raison commune à tous les hommes, la loi
naturelle est la base de la collaboration entre tous les hommes de bonne
volonté quelles que soient leurs convictions religieuses.
[10] Il est vrai que
l’expression de « loi naturelle » est source de nombreux malentendus dans le
contexte actuel. Parfois, elle n’évoque qu’une soumission résignée et toute
passive aux lois physiques de la nature, alors que l’homme cherche plutôt, à
juste titre, à maîtriser et orienter ces déterminismes pour son bien. Parfois,
présentée comme un donné objectif qui s’imposerait de l’extérieur à la
conscience personnelle, indépendamment du travail de la raison et de la
subjectivité, elle est soupçonnée d’introduire une forme d’hétéronomie
insupportable à la dignité de la personne humaine libre. Parfois aussi, au
cours de son histoire, la théologie chrétienne a justifié trop facilement par
la loi naturelle des positions anthropologiques qui, par la suite, sont
apparues conditionnées par le contexte historique et culturel. Mais une
compréhension plus profonde des rapports entre le sujet moral, la nature et
Dieu, ainsi qu’une meilleure prise en compte de l’historicité qui affecte les
applications concrètes de la loi naturelle permettent de dissiper ces malentendus.
Il est aussi important aujourd’hui de proposer la doctrine traditionnelle de la
loi naturelle dans des termes qui manifestent mieux la dimension personnelle et
existentielle de la vie morale. Il faut aussi insister davantage sur le fait
que l’expression des exigences de la loi naturelle est inséparable de l’effort
de toute la communauté humaine pour dépasser les tendances égoïstes et
partisanes et développer une approche globale de l’« écologie des valeurs »,
sans laquelle la vie humaine risque de perdre son intégrité et son sens de
responsabilité, pour le bien de tous.
[11] L’idée de la loi
morale naturelle assume de nombreux éléments qui sont communs aux grandes
sagesses religieuses et philosophiques de l’humanité. Au premier chapitre,
notre document commence donc par évoquer ces « convergences ». Sans prétendre à
l’exhaustivité, il indique que ces grandes sagesses religieuses et
philosophiques témoignent de l’existence d’un patrimoine moral largement
commun, qui forme la base de tout dialogue sur les questions morales. Bien
plus, elles suggèrent, d’une manière ou d’une autre, que ce patrimoine
explicite un message éthique universel immanent à la nature des choses et que
les hommes sont capables de déchiffrer. Le document rappelle ensuite quelques
jalons essentiels du développement historique de l’idée de loi naturelle et
mentionne certaines interprétations modernes qui sont partiellement à l’origine
des difficultés que nos contemporains ressentent face à cette notion. Au
deuxième chapitre (« La perception des valeurs morales communes »), notre
document décrit comment, à partir des données les plus simples de l’expérience
morale, la personne humaine saisit de façon immédiate certains biens moraux
fondamentaux et formule en conséquence les préceptes de la loi naturelle.
Ceux-ci ne constituent pas un code tout fait de prescriptions intangibles, mais
un principe permanent et normatif d’inspiration au service de la vie morale
concrète de la personne. Le troisième chapitre (« Les fondements théoriques de la
loi naturelle »), passant de l’expérience commune à la théorie, approfondit les
fondements philosophiques, métaphysiques et religieux, de la loi naturelle.
Pour répondre à quelques objections contemporaines, il précise le rôle de la
nature dans l’agir personnel et s’interroge sur la possibilité pour la nature
de constituer une norme morale. Le quatrième chapitre (« La loi naturelle et la
Cité ») explicite le rôle régulateur des préceptes de la loi naturelle dans la
vie politique. La doctrine de la loi naturelle possède déjà cohérence et
validité au plan philosophique de la raison commune à tous les hommes, mais le
cinquième chapitre (« Jésus-Christ, accomplissement de la loi naturelle »)
montre qu’elle prend tout son sens à l’intérieur de l’histoire du salut :
envoyé par le Père, Jésus-Christ est en effet, par son Esprit, la plénitude de
toute loi.
1. Convergences
a) Les sagesses et religions du monde.
[12] Dans les diverses
cultures, les hommes ont progressivement élaboré et développé des traditions de
sagesse dans lesquelles ils expriment et transmettent leur vision du monde,
ainsi que leur perception réfléchie de la place que l’homme tient dans la
société et dans le cosmos. Avant toute théorisation conceptuelle, ces sagesses,
qui sont souvent de nature religieuse, véhiculent une expérience qui identifie
ce qui favorise ou ce qui empêche le plein épanouissement de la vie personnelle
et la bonne marche de la vie sociale. Elles constituent une sorte de « capital
culturel » disponible pour la recherche d’une sagesse commune nécessaire pour
répondre aux défis éthiques contemporains. Selon la foi chrétienne, ces
traditions de sagesse, malgré leurs limites et parfois même leurs erreurs,
captent un reflet de la sagesse divine à l’œuvre dans le cœur des hommes. Elles
appellent attention et respect et peuvent avoir valeur de praeparatio
evangelica.
La forme et l’étendue de
ces traditions peuvent considérablement varier. Elles n’en témoignent pas moins
de l’existence d’un patrimoine de valeurs morales commun à tous les hommes,
quelle que soit la manière dont ces valeurs sont justifiées à l’intérieur d’une
vision du monde particulière. Par exemple, la « règle d’or » (« Ne fais à
personne ce que tu n’aimerais pas subir[11] »)
se retrouve sous une forme ou sous une autre dans la plupart des traditions de
sagesse[12]. En outre, elles s’accordent
généralement à reconnaître que les grandes règles éthiques non seulement
s’imposent à un groupe humain déterminé mais valent universellement pour chaque
individu et pour tous les peuples. Enfin, plusieurs traditions reconnaissent
que ces comportements moraux universels sont appelés par la nature même de
l’homme : ils expriment la manière dont l’homme doit s’insérer de façon à la
fois créative et harmonieuse dans un ordre cosmique ou métaphysique qui le
dépasse et donne sens à sa vie. Cet ordre est en effet imprégné par une sagesse
immanente. Il est porteur d’un message moral que les hommes sont capables de
déchiffrer.
[13] Dans les traditions
hindoues, le monde – le cosmos comme les sociétés humaines – est régi par un
ordre ou une loi fondamentale (dharma) qu’il faut respecter sous peine
d’entraîner de graves déséquilibres. Le dharma définit
alors les obligations socio-religieuses de l’homme. Dans sa spécificité,
l’enseignement moral de l’hindouisme se comprend à la lumière des doctrines
fondamentales des Upanishads : la croyance en un cycle indéfini de
transmigrations (samsāra), avec l’idée selon laquelle
les actions bonnes ou mauvaises commises pendant la vie présente (karman) ont une influence sur les renaissances
successives. Ces doctrines ont d’importantes conséquences sur le comportement
vis-à-vis d’autrui : elles impliquent un haut degré de bonté et de tolérance,
le sens de l’action désintéressée au bénéfice des autres, ainsi que la pratique
de la non-violence (ahimsā). Le courant principal de
l’hindouisme distingue deux corps de textes : śruti («
ce qui est entendu », c’est-à-dire la révélation) et smrti (« ce dont on se souvient », c’est-à-dire
la tradition). Les prescriptions éthiques se trouvent surtout dans la smrti,
plus particulièrement dans lesdharmaśāstra (dont le plus important est les mānava
dharmaśāstra ou lois de Manu,
vers 200-100 avant J.-C.). Outre le principe de base selon lequel « la coutume
immémoriale est la loi transcendante approuvée par l’écriture sainte et les
codes des divins législateurs ; en conséquence, tout homme, des trois
principales classes, qui respecte l’esprit suprême qui est en lui, doit se
conformer toujours avec diligence à la coutume immémoriale[13] »,
on y trouve un équivalent pratique de la règle d’or : « Je te dirai ce qu’est
l’essence du plus grand bien de l’être humain. L’homme qui pratique la religion (dharma) de la non-nuisance(ahimsā) universelle
acquiert le plus grand Bien. Cet homme qui se maîtrise dans les trois passions,
la convoitise, la colère et l’avarice, y renonçant par rapport aux êtres,
acquiert le succès. […] Cet homme qui considère toutes les créatures comme son
“soi-même” et les traite comme son propre “soi”, déposant la verge punitive et
dominant complètement sa colère, celui-là s’assurera l’obtention du bonheur.
[…] On ne fera pas à autrui ce que l’on considère comme nuisible pour soi-même.
C’est, en bref, la règle de la vertu. […] Dans le fait de refuser et de donner,
dans l’abondance et le malheur, dans l’agréable et le désagréable, on jugera de
toutes les conséquences en considérant son propre “soi”[14]. » Plusieurs préceptes de la tradition
hindoue peuvent être mis en parallèle avec les exigences du Décalogue[15].
[14] On définit
généralement le bouddhisme par les quatre « nobles vérités » enseignées par le
Bouddha après son illumination : (1) la réalité est souffrance et
insatisfaction ; (2) l’origine de la souffrance est le désir ; (3) la cessation
de la souffrance est possible (par l’extinction du désir) ; (4) il existe un
chemin menant à la cessation de la souffrance. Ce chemin est le « noble sentier
octuple » qui consiste dans la pratique de la discipline, de la concentration
et de la sagesse. Au plan éthique, les actions favorables peuvent se résumer
dans les cinq préceptes(śīla, sīla) : (1) ne pas nuire aux êtres
vivants ni retirer la vie ; (2) ne pas prendre ce qui n’est pas donné ; (3) ne
pas avoir une conduite sexuelle incorrecte ; (4) ne pas user de paroles fausses
ou mensongères ; (5) ne pas ingérer de produit intoxicant diminuant la maîtrise
de soi. L’altruisme profond de la tradition bouddhiste, qui se traduit par une
attitude délibérée de non-violence, par la bienveillance amicale et la
compassion, rejoint ainsi la règle d’or.
[15] La civilisation
chinoise est marquée en profondeur par le taoïsme de Lăozĭ ou Lao-Tseu (VIe siècle av. J.-C.). Selon Lao-Tseu, la
Voie ou Dào est le principe
primordial, immanent à tout l’univers. C’est un principe insaisissable de
changement permanent sous l’action de deux pôles contraires et complémentaires,
le yīn et le yáng.
Il revient à l’homme d’épouser ce processus naturel de transformation, de se
laisser aller au flux du temps, grâce à l’attitude de non agir (wú-wéi).
La recherche de l’harmonie avec la nature, indissociablement matérielle et
spirituelle, est donc au cœur de l’éthique taoïste. Quant à Confucius (551-479
av. J.-C.), « Maître Kong », il tente, à l’occasion d’une période de crise
profonde, de restaurer l’ordre par le respect des rites, fondé sur la piété
filiale qui doit être au cœur de toute vie sociale. Les relations sociales
prennent en effet modèle sur les relations familiales. L’harmonie est obtenue
par une éthique de la juste mesure, où la relation ritualisée (le lĭ),
qui insère l’homme dans l’ordre naturel, est la mesure de toutes choses.
L’idéal à atteindre est leren, vertu
parfaite d’humanité, faite de maîtrise de soi et de bienveillance pour autrui.
« “Mansuétude (shù)”, n’est-ce pas le maître mot ? Ce
que tu ne voudrais pas que l’on te fasse, ne l’inflige pas aux autres[16]. » La pratique de cette règle indique le
chemin du Ciel (Tiān Dào).
[16] Dans les traditions
africaines, la réalité fondamentale est la vie elle-même. Elle est le bien le
plus précieux, et l’idéal de l’homme consiste non seulement à vivre à l’abri
des soucis jusqu’à la vieillesse, mais avant tout à rester, même après la mort,
une force vitale continuellement renforcée et vivifiée dans et par sa
progéniture. La vie est en effet une expérience dramatique. L’homme, microcosme
au sein du macrocosme, vit intensément le drame de l’affrontement entre la vie
et la mort. La mission qui lui revient d’assurer la victoire de la vie sur la
mort oriente et détermine son agir éthique. C’est ainsi que l’homme doit
identifier, dans un horizon éthique conséquent, les alliés de la vie, les
gagner à sa cause, et assurer par là sa survie qui est en même temps la
victoire de la vie. Telle est la signification profonde des religions
traditionnelles africaines. L’éthique africaine se révèle ainsi comme une
éthique anthropocentrique et vitale : les actes censés être susceptibles de
favoriser l’éclosion de la vie, de la conserver, de la protéger, de l’épanouir
ou d’augmenter le potentiel vital de la communauté, sont, de ce fait,
considérés comme bons ; tout acte présumé préjudiciable à la vie des individus
ou de la communauté passe pour être mauvais. Les religions traditionnelles
africaines apparaissent ainsi comme essentiellement anthropocentriques, mais
une observation attentive jointe à la réflexion montre que ni la place reconnue
à l’homme vivant ni le culte des ancêtres ne constituent quelque chose de clos.
Les religions traditionnelles africaines atteignent leur sommet en Dieu, source
de vie, créateur de tout ce qui existe.
[17] L’islam se comprend
lui-même comme la restauration de la religion naturelle originelle. Il voit en
Mahomet le dernier prophète envoyé par Dieu pour remettre définitivement les
hommes dans la voie droite. Mais Mahomet a été précédé par d’autres : « Il
n’existe pas de communauté où ne soit passé un avertisseur[17]. » L’islam s’attribue donc une vocation
universelle et s’adresse à tous les hommes, qui sont considérés comme «
naturellement » musulmans. La loi islamique, indissociablement communautaire,
morale et religieuse, est comprise comme une loi donnée directement par Dieu.
L’éthique musulmane est donc fondamentalement une morale de l’obéissance. Faire
le bien, c’est obéir aux commandements ; faire le mal, c’est leur désobéir. La
raison humaine intervient pour reconnaître le caractère révélé de la Loi et en
tirer les implications juridiques concrètes. Certes, au IXe siècle, l’école mou’tazilite a
proclamé l’idée selon laquelle « le bien et le mal sont dans les choses »,
c’est-à-dire que certains comportements sont bons ou mauvais en eux-mêmes,
antérieurement à la loi divine qui les commande ou les défend. Les
mou’tazilites estimaient donc que l’homme pouvait par sa raison connaître ce
qui est bon et mauvais. Selon eux, l’homme sait spontanément que l’injustice ou
le mensonge sont mauvais et qu’il est obligatoire de restituer un dépôt,
d’éloigner de soi un dommage ou de se montrer reconnaissant envers ses
bienfaiteurs, dont Dieu est le premier. Mais les ach’arites, qui dominent dans l’orthodoxie
sunnite, ont soutenu une théorie adverse. Partisans d’un occasionalisme qui ne
reconnaît aucune consistance à la nature, ils estiment que seule la révélation
positive de Dieu définit le bien et le mal, le juste et l’injuste. Parmi les
prescriptions de cette loi divine positive, beaucoup reprennent les grands
éléments du patrimoine moral de l’humanité et peuvent être mises en relation
avec le Décalogue[18].
b) Les sources gréco-romaines de la loi naturelle.
[18] L’idée qu’il existe
un droit naturel antérieur aux déterminations juridiques positives se rencontre
déjà dans la culture grecque classique avec la figure exemplaire d’Antigone, la
fille d’Œdipe. Ses deux frères, Étéocle et Polynice, se sont affrontés pour le
pouvoir et se sont entretués. Polynice, le rebelle, est condamné à rester sans
sépulture et à être brûlé sur le bûcher. Mais, pour satisfaire aux devoirs de
la piété envers son frère mort, Antigone en appelle, contre l’interdiction de
sépulture portée par le roi Créon, « aux lois non-écrites et immuables ».
Créon : Et
ainsi, tu as osé passer outre à mes lois ?
Antigone : Oui, car ce n’est pas Zeus qui les a proclamées
Ni la Justice qui habite avec les dieux d’en bas ;
Ni lui ni elle ne les ont établies chez les hommes.
Je ne pense pas que tes décrets soient assez forts
Pour que, toi, mortel, tu puisses passer outre
Aux lois non écrites et immuables des dieux.
Elles n’existent d’aujourd’hui, ni d’hier mais de toujours ;
Personne ne sait quand elles sont apparues.
Je ne devais pas par crainte des volontés d’un homme
Risquer que les dieux me châtient[19].
Antigone : Oui, car ce n’est pas Zeus qui les a proclamées
Ni la Justice qui habite avec les dieux d’en bas ;
Ni lui ni elle ne les ont établies chez les hommes.
Je ne pense pas que tes décrets soient assez forts
Pour que, toi, mortel, tu puisses passer outre
Aux lois non écrites et immuables des dieux.
Elles n’existent d’aujourd’hui, ni d’hier mais de toujours ;
Personne ne sait quand elles sont apparues.
Je ne devais pas par crainte des volontés d’un homme
Risquer que les dieux me châtient[19].
[19] Platon et Aristote
reprennent la distinction opérée par les sophistes entre les lois qui ont leur origine
dans une convention, c’est-à-dire une pure décision positive (thesis),
et celles qui sont valables « par nature ». Les premières ne sont ni éternelles
ni valides d’une manière générale et elles n’obligent pas tout le monde. Les
secondes obligent tout le monde, toujours et partout[20]. Certains sophistes, comme le Calliclès
du Gorgias de Platon,
recouraient à cette distinction pour contester la légitimité des lois
instituées par les cités humaines. à ces lois, ils opposaient leur idée,
étroite et erronée, de la nature, réduite à sa seule composante physique.
Ainsi, contre l’égalité politique et juridique des citoyens dans la Cité, ils
prônaient ce qui leur apparaissait comme la plus évidente des « lois naturelles
» : le plus fort doit l’emporter sur le plus faible[21].
[20] Rien de tel chez
Platon et Aristote. Ils n’opposent pas droit naturel et lois positives de la
Cité. Ils sont convaincus que les lois de la Cité sont généralement bonnes et
constituent la mise en œuvre, plus ou moins réussie, d’un droit naturel
conforme à la nature des choses. Pour Platon, le droit naturel est un droit
idéal, une norme pour les législateurs et les citoyens, une règle qui permet de
fonder et d’évaluer les lois positives[22]. Pour Aristote, cette norme suprême de
la moralité correspond à la réalisation de la forme essentielle de la nature.
Est moral ce qui est naturel. Le droit naturel est invariable ; le droit
positif change selon les peuples et les différentes époques. Mais le droit
naturel ne se situe pas au-delà du droit positif. Il s’incarne dans le droit
positif qui est l’application de l’idée générale de la justice à la vie sociale
dans sa variété.
[21] Dans le stoïcisme,
la loi naturelle devient le concept clé d’une éthique universaliste. Est bon et
doit être accompli ce qui correspond à la nature, comprise en un sens à la fois
physico-biologique et rationnel. Tout homme, quelle que soit la nation à
laquelle il appartient, doit s’intégrer comme une partie dans le Tout de
l’univers. Il doit vivre selon la nature[23]. Cet impératif présuppose qu’il existe
une loi éternelle, un Logos divin,
qui est présente aussi bien dans le cosmos, qu’elle imprègne de rationalité,
que dans la raison humaine. Ainsi, pour Cicéron la loi est « la raison suprême
insérée dans la nature qui nous commande ce qu’il faut faire et nous interdit
le contraire[24] ».
Nature et raison constituent les deux sources de notre connaissance de la loi
éthique fondamentale, qui est d’origine divine.
c) L’enseignement de l’Écriture sainte.
[22] Le don de la Loi au
Sinaï, dont les « Dix Paroles » constituent le centre, est un élément essentiel
de l’expérience religieuse d’Israël. Cette Loi d’alliance comporte des
préceptes éthiques fondamentaux. Ils définissent la manière dont le peuple élu
doit répondre par la sainteté de sa vie au choix de Dieu : « Parle à toute la
communauté des Israélites. Tu leur diras : “Soyez saints, car moi, Yahvé votre
Dieu, je suis saint”[25]. » Mais ces comportements éthiques sont
aussi valables pour les autres peuples, de sorte que Dieu demande des comptes
aux nations étrangères qui violent la justice et le droit[26]. De fait, Dieu avait déjà conclu en la
personne de Noé une alliance avec la totalité du genre humain qui impliquait en
particulier le respect de la vie[27]. Plus fondamentalement, la création
elle-même apparaît comme l’acte par lequel Dieu structure l’ensemble de
l’univers en lui donnant une loi. « Qu’ils [les astres] louent le nom du
Seigneur : lui commanda, eux furent créés ; il les posa pour toujours sous une
loi qui jamais ne passera[28]. » Cette obéissance des créatures à la
loi de Dieu est un modèle pour les hommes.
[23] À côté des textes
qui s’attachent à l’histoire du salut, avec les thèmes théologiques majeurs de
l’élection, de la promesse, de la Loi et de l’alliance, la Bible contient aussi
une littérature de sagesse qui ne traite pas directement de l’histoire
nationale d’Israël mais qui s’intéresse à la place de l’homme dans le monde.
Elle développe la conviction qu’il y a une manière correcte, « sage », de faire
les choses et de conduire sa vie. L’homme doit s’appliquer à la rechercher et
s’efforcer ensuite de la mettre en pratique. Cette sagesse ne se trouve pas
tant dans l’histoire que dans la nature et la vie de tous les jours[29]. Dans cette littérature, la Sagesse est
souvent présentée comme une perfection divine, parfois hypostasiée. Elle se
manifeste de manière étonnante dans la création, dont elle est « l’ouvrière[30] ».
L’harmonie qui règne entre les créatures lui rend témoignage. De cette sagesse
qui vient de Dieu, l’homme est rendu participant de multiples manières. Cette
participation est un don de Dieu qu’il faut demander dans la prière : « J’ai
prié, et l’intelligence m’a été donnée, j’ai invoqué, et l’esprit de Sagesse
m’est venu[31]. » Elle est encore le fruit de l’obéissance
à la Loi révélée. En effet, la Torah est comme l’incarnation de la sagesse. «
Convoites-tu la sagesse ? Garde les commandements, le Seigneur te la
prodiguera. Car la crainte du Seigneur est sagesse et instruction[32]. » Mais la sagesse est aussi le résultat
d’une observation sagace de la nature et des mœurs humaines dans le but de
découvrir leur intelligibilité immanente et leur valeur exemplaire[33].
[24] À la plénitude des
temps, Jésus-Christ a prêché l’avènement du Royaume comme manifestation de
l’amour miséricordieux de Dieu qui se rend présent au milieu des hommes à
travers sa propre personne et appelle de leur part une conversion et une libre
réponse d’amour. Cette prédication n’est pas sans conséquence sur l’éthique,
sur la manière de construire le monde et les relations humaines. Dans son
enseignement moral, dont le sermon sur la montagne est un admirable condensé,
Jésus reprend à son compte la règle d’or : « Ainsi, tout ce que vous voulez que
les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux : voilà la Loi et
les Prophètes[34]. » Ce précepte positif complète la
formulation négative de la même règle dans l’Ancien Testament : « Ne fais à
personne ce que tu n’aimerais pas subir[35]. »
[25] Au début de la
Lettre aux Romains, l’Apôtre Paul, dans le dessein de manifester le besoin
universel du salut apporté par le Christ, décrit la situation religieuse et
morale commune à tous les hommes. Il affirme la possibilité d’une connaissance
naturelle de Dieu : « Ce qu’on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste :
Dieu en effet le leur a manifesté. Ce qu’il a d’invisible depuis la création du
monde se laisse voir à l’intelligence à travers ses œuvres, son éternelle puissance
et sa divinité[36]. » Mais cette connaissance s’est
pervertie en idolâtrie. Plaçant juifs et païens sur le même plan, saint Paul
affirme l’existence d’une loi morale non écrite inscrite dans les cœurs[37]. Elle permet de discerner par soi-même
le bien et le mal. « Quand des païens privés de la Loi accomplissent
naturellement les prescriptions de la Loi, ces hommes, sans posséder de Loi, se
tiennent à eux-mêmes lieu de Loi ; ils montrent la réalité de cette loi
inscrite en leur cœur, à preuve le témoignage de leur conscience, ainsi que les
jugements intérieurs de blâme ou d’éloge qu’ils portent les uns sur les autres[38]. » Pourtant la connaissance de la loi ne
suffit pas par elle-même pour mener une vie juste[39]. Ces textes de saint Paul ont eu une
influence déterminante sur la réflexion chrétienne relative à la loi naturelle.
d) Les développements de la tradition chrétienne.
[26] Pour les Pères de
l’Église, le sequi naturam et la sequela
Christi ne s’opposent pas. Au
contraire, ils adoptent généralement l’idée stoïcienne selon laquelle la nature
et la raison nous indiquent quels sont nos devoirs moraux. Les suivre, c’est
suivre le Logos personnel, le
Verbe de Dieu. La doctrine de la loi naturelle fournit en effet une base pour
compléter la morale biblique. Elle permet en outre d’expliquer pourquoi les
païens, indépendamment de la révélation biblique, possèdent une conception
morale positive. Celle-ci leur est indiquée par la nature et correspond à
l’enseignement de la Révélation : « De Dieu sont la loi de la nature et la loi
de la révélation qui ne font qu’un[40]. » Cependant, les Pères de l’Église
n’adoptent pas purement et simplement la doctrine stoïcienne. Ils la modifient
et la développent. D’une part, l’anthropologie d’inspiration biblique qui voit
l’homme comme l’imago Dei, dont la
pleine vérité est manifestée dans le Christ, interdit de réduire la personne
humaine à un simple élément du cosmos : appelée à la communion avec le Dieu
vivant, elle transcende le cosmos tout en s’y intégrant. D’autre part,
l’harmonie de la nature et de la raison ne repose plus sur la vision
immanentiste d’un cosmos panthéiste mais sur la commune référence à la sagesse
transcendante du Créateur. Se comporter de façon conforme à la raison revient à
suivre les orientations que le Christ, comme Logos divin,
a déposées grâce aux logoi spermatikoi dans la raison humaine. Agir contre la
raison est une faute contre ces orientations. Fort significative est la
définition de saint Augustin : « La loi éternelle est la raison divine ou la
volonté de Dieu, ordonnant de conserver l’ordre naturel et interdisant de le
troubler[41]. » Plus précisément, pour saint Augustin,
les normes de la vie droite et de la justice sont exprimées dans le Verbe de
Dieu, qui les imprime ensuite dans le cœur de l’homme « à la manière d’un sceau
qui d’une bague passe à la cire, mais sans quitter la bague[42] ».
En outre, chez les Pères, la loi naturelle est désormais comprise dans le cadre
d’une histoire du salut qui amène à distinguer différents états de la nature
(nature originelle, nature déchue, nature restaurée) dans lesquels la loi
naturelle se réalise différemment. Cette doctrine patristique de la loi
naturelle s’est transmise au Moyen Âge, ainsi que la conception, assez proche,
du « droit des gens (ius gentium) » selon laquelle il existe, en dehors
du droit romain (ius civile), des principes universels
de droit qui règlent les relations entre les peuples et sont obligatoires pour
tous[43].
[27] Au Moyen Âge, la
doctrine de la loi naturelle atteint une certaine maturité et prend une forme «
classique » qui constitue l’arrière-fond de toutes les discussions ultérieures.
Elle se caractérise par quatre traits. En premier lieu, conformément à la
nature de la pensée scolastique qui cherche à recueillir la vérité partout où
elle se trouve, elle assume les réflexions antérieures sur la loi naturelle,
païennes ou chrétiennes, et tente d’en proposer une synthèse. En deuxième lieu,
conformément à la nature systématique de la pensée scolastique, elle situe la
loi naturelle dans un cadre métaphysique et théologique général. La loi
naturelle est comprise comme une participation de la créature raisonnable à la
loi divine éternelle, grâce à laquelle elle entre de façon consciente et libre
dans les desseins de la Providence. Elle n’est pas un ensemble clos et complet
de normes morales mais une source d’inspiration constante, présente et
agissante dans les différentes étapes de l’économie du salut. Troisièmement,
avec la prise de conscience de la densité propre de la nature, qui est en
partie liée à la redécouverte de la pensée d’Aristote, la doctrine scolastique
de la loi naturelle considère l’ordre éthique et politique comme un ordre
rationnel, œuvre de l’intelligence humaine. Elle définit pour lui un espace
d’autonomie, une distinction sans séparation, par rapport à l’ordre de la
révélation religieuse[44]. Enfin, aux yeux des théologiens et des
juristes scolastiques, la loi naturelle constitue un point de référence et un
critère à la lumière duquel ils évaluent la légitimité des lois positives et
des coutumes particulières.
e) Évolutions ultérieures.
[28] L’histoire moderne
de l’idée de la loi naturelle se présente par certains aspects comme un
développement légitime de l’enseignement de la scolastique médiévale dans un
contexte culturel plus complexe, marqué en particulier par un sens plus vif de
la subjectivité morale. Parmi ces développements, signalons l’œuvre des
théologiens espagnols du XVIe siècle
qui, à l’instar du dominicain François de Vitoria, ont eu recours à la loi
naturelle pour contester l’idéologie impérialiste de certains États chrétiens
d’Europe et défendre les droits des peuples non chrétiens d’Amérique. Ces
droits sont en effet inhérents à la nature humaine et ne dépendent pas de la
situation concrète vis-à-vis de la foi chrétienne. L’idée de loi naturelle a
aussi permis aux théologiens espagnols de poser les bases d’un droit
international, c’est-à-dire d’une norme universelle régissant les relations des
peuples et des États entre eux.
[29] Mais, par d’autres
aspects, l’idée de la loi naturelle a pris à l’époque moderne des orientations
et des formes qui contribuent à la rendre difficilement acceptable aujourd’hui.
Pendant les derniers siècles du Moyen Âge, s’est développé dans la scolastique
un courant volontariste dont l’hégémonie culturelle a profondément modifié
l’idée de loi naturelle. Le volontarisme se propose de mettre en valeur la
transcendance du sujet libre par rapport à tous les conditionnements. Contre le
naturalisme qui tendait à assujettir Dieu aux lois de la nature, il souligne de
façon unilatérale l’absolue liberté de Dieu, au risque de compromettre sa
sagesse et de rendre arbitraire ses décisions. De même, contre
l’intellectualisme, soupçonné d’assujettir la personne humaine à l’ordre du
monde, il exalte une liberté d’indifférence conçue comme pur pouvoir de choisir
les contraires, au risque de déconnecter la personne de ses inclinations
naturelles et du bien objectif[45].
[30] Les conséquences du
volontarisme sur la doctrine de la loi naturelle sont nombreuses. Tout d’abord,
alors que, chez saint Thomas d’Aquin, la loi était conçue comme œuvre de raison
et expression d’une sagesse, le volontarisme conduit à rattacher la loi à la
seule volonté, et à une volonté déliée de son ordination intrinsèque au bien.
Dès lors, toute la force de la loi réside dans la seule volonté du législateur.
La loi est ainsi dépossédée de son intelligibilité intrinsèque. Dans ces
conditions, la morale se réduit à l’obéissance aux commandements qui
manifestent la volonté du législateur. Thomas Hobbes en viendra ainsi à déclarer
: « C’est l’autorité et non la vérité qui fait la loi (auctoritas,
non veritas, facit legem[46]).
» L’homme moderne, épris d’autonomie, ne pouvait que s’insurger contre une
telle vision de la loi. Ensuite, sous prétexte de préserver
l’absolue souveraineté de Dieu sur la nature, le volontarisme prive celle-ci de
toute intelligibilité interne. La thèse de la potentia Dei absoluta, selon laquelle
Dieu pourrait agir indépendamment de sa sagesse et de sa bonté, relativise
toutes les structures intelligibles existantes et fragilise la connaissance
naturelle que l’homme peut en avoir. La nature cesse d’être un critère pour
connaître la sage volonté de Dieu : l’homme ne peut attendre cette connaissance
que d’une révélation.
[31] Par
ailleurs, plusieurs facteurs ont conduit à la sécularisation de la notion de
loi naturelle. Parmi eux, on peut mentionner le divorce croissant entre la foi
et la raison qui caractérise la fin du Moyen Âge, ou encore certains aspects de
la Réforme[47], mais surtout la volonté de dépasser les
violents conflits religieux qui ont ensanglanté l’Europe à l’aube des temps
modernes. On en est venu à vouloir fonder l’unité politique des communautés
humaines en mettant entre parenthèses la confession religieuse. Désormais, la
doctrine de la loi naturelle fait abstraction de toute révélation religieuse
particulière, et donc de toute théologie confessante. Elle prétend reposer sur
les seules lumières de la raison commune à tous les hommes et se présente comme
la norme ultime dans le champ séculier.
[32] En outre, le
rationalisme moderne pose l’existence d’un ordre absolu et normatif des
essences intelligibles accessible à la raison et relativise d’autant la
référence à Dieu comme fondement ultime de la loi naturelle. L’ordre
nécessaire, éternel et immuable des essences doit certes être actualisé par le
Créateur, mais, croit-on, il possède déjà en lui-même sa cohérence et sa
rationalité. La référence à Dieu devient donc optionnelle. La loi naturelle
s’imposerait à tous « même si Dieu n’existait pas (etsi
Deus non daretur [48]) ».
[33] Le modèle
rationaliste moderne de la loi naturelle se caractérise : (1) par la croyance
essentialiste en une nature humaine immuable et an-historique, dont la raison
peut parfaitement saisir la définition et les propriétés essentielles ; (2) par
la mise entre parenthèses de la situation concrète des personnes humaines dans
l’histoire du salut, marquée par le péché et la grâce, dont l’influence sur la
connaissance et la pratique de la loi naturelle est pourtant décisive ; (3) par
l’idée qu’il est possible à la raison de déduire a
priori les préceptes de la
loi naturelle à partir de la définition de l’essence de l’homme ; (4) par
l’extension maximale donnée aux préceptes ainsi déduits, de sorte que la loi
naturelle apparaît comme un code de lois toutes faites qui règle la
quasi-totalité des comportements. Cette tendance à étendre le champ des
déterminations de la loi naturelle a été à l’origine d’une crise grave lorsque,
en particulier avec l’essor des sciences humaines, la pensée occidentale a pris
davantage conscience de l’historicité des institutions humaines et de la
relativité culturelle de nombreux comportements que l’on justifiait parfois en
faisant appel à l’évidence de la loi naturelle. Ce décalage entre une théorie
abstraite maximaliste et la complexité des données empiriques explique en
partie la désaffection pour l’idée même de loi naturelle. Pour que la notion de
loi naturelle puisse servir à l’élaboration d’une éthique universelle dans une
société sécularisée et pluraliste comme la nôtre, il faut donc éviter de la
présenter sous la forme rigide qu’elle a prise, en particulier dans le
rationalisme moderne.
f) Le magistère de l’Église et la loi naturelle.
[34] Avant le XIIIe siècle, étant donné que la distinction
entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel n’était pas clairement élaborée, la
loi naturelle était généralement assimilée à la morale chrétienne. Ainsi le
décret de Gratien, qui fournit la norme canonique de base au XIIesiècle,
commence ainsi : « La loi naturelle est ce qui est contenu dans la Loi et
l’Évangile. » Il identifie ensuite le contenu de la loi naturelle avec la règle
d’or et précise que les lois divines correspondent à la nature[49]. Les Pères de l’Église ont donc eu
recours à la loi naturelle ainsi qu’à l’Écriture sainte pour fonder le
comportement moral des chrétiens, mais le magistère de l’Église, dans un
premier temps, eut peu à intervenir pour trancher des disputes sur le contenu
de la loi morale.
Lorsque le magistère de
l’Église fut amené non seulement à résoudre des discussions morales
particulières mais aussi à justifier sa position face à un monde sécularisé, il
fit plus explicitement appel à la notion de loi naturelle. C’est au XIXe siècle, spécialement sous le
pontificat de Léon XIII, que le recours à la loi naturelle s’impose dans les
actes du Magistère. La présentation la plus explicite se trouve dans
l’encyclique Libertas praestantissimum(1888). Léon XIII se réfère à la loi naturelle pour identifier la
source de l’autorité civile et en fixer les limites. Il rappelle avec force
qu’il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes quand les autorités civiles
commandent ou reconnaissent quelque chose qui est contraire à la loi divine ou
à la loi naturelle. Mais il recourt aussi à la loi naturelle pour protéger la
propriété privée contre le socialisme ou encore pour défendre le droit des
travailleurs à se procurer par leur travail ce qui est nécessaire à l’entretien
de leur vie. Dans cette même ligne, Jean XXIII se réfère à la loi naturelle
pour fonder les droits et devoirs de l’homme (encyclique Pacem in terris, 1963). Avec Pie XI (encyclique Casti Connubii, 1930) et Paul VI (encycliqueHumanae vitae, 1968), la loi naturelle se révèle un critère décisif dans les
questions relatives à la morale conjugale. Certes, la loi naturelle est de
droit accessible à la raison humaine commune aux croyants et aux incroyants et
l’Église n’en a pas l’exclusivité, mais, comme la Révélation assume les
exigences de la loi naturelle, le magistère de l’Église en est constitué le
garant et l’interprète[50]. Le Catéchisme de l’Église catholique (1992) et l’encycliqueVeritatis splendor (1993) accordent ainsi une place déterminante à la loi naturelle
dans l’exposé de la morale chrétienne[51].
[35] Aujourd’hui,
l’Église catholique invoque la loi naturelle dans quatre contextes principaux.
En premier lieu, face à la montée d’une culture qui limite la rationalité aux
sciences dures et abandonne au relativisme la vie morale, elle insiste sur la
capacité naturelle qu’ont les hommes à saisir par leur raison « le message
éthique contenu dans l’être[52] »
et à connaître dans leurs grandes lignes les normes fondamentales d’un agir
juste conforme à leur nature et à leur dignité. La loi naturelle répond ainsi à
l’exigence de fonder en raison les droits de l’homme[53] et
elle rend possible un dialogue interculturel et interreligieux capable de
favoriser la paix universelle et d’éviter le « choc des civilisations ». En
deuxième lieu, face à l’individualisme relativiste qui considère que chaque
individu est source de ses propres valeurs et que la société résulte d’un pur
contrat passé entre des individus qui choisissent d’en constituer par eux-mêmes
toutes les normes, elle rappelle le caractère non conventionnel mais naturel et
objectif des normes fondamentales qui régissent la vie sociale et politique. En
particulier, la forme démocratique de gouvernement est intrinsèquement liée à
des valeurs éthiques stables qui ont leur source dans les exigences de la loi
naturelle et qui ne dépendent donc pas des fluctuations du consensus d’une majorité
arithmétique. En troisième lieu, face à un laïcisme agressif qui veut exclure
les croyants du débat public, l’Église fait valoir que les interventions des
chrétiens dans la vie publique, sur des sujets qui touchent la loi naturelle
(défense des droits des opprimés, justice dans les relations internationales,
défense de la vie et de la famille, liberté religieuse et liberté
d’éducation…), ne sont pas de soi de nature confessionnelle mais relèvent du
souci que chaque citoyen doit avoir pour le bien commun de la société. En
quatrième lieu, face aux menaces d’abus de pouvoir, voire de totalitarisme, que
recèle le positivisme juridique et que véhiculent certaines idéologies,
l’Église rappelle que les lois civiles n’obligent pas en conscience
lorsqu’elles sont en contradiction avec la loi naturelle et elle prône la
reconnaissance du droit à l’objection de conscience ainsi que le devoir de
désobéissance au nom de l’obéissance à une loi plus haute[54]. La référence à la loi naturelle, loin
d’engendrer le conformisme, garantit la liberté personnelle et plaide en faveur
des délaissés et de ceux qu’oppriment des structures sociales oublieuses du
bien commun.
2. La perception des valeurs morales communes
[36] L’examen des
grandes traditions de sagesse morale entrepris dans le premier chapitre atteste
que certains types de comportements humains sont reconnus, dans la plupart des
cultures, comme exprimant une certaine excellence dans la manière pour l’homme
de vivre et de réaliser son humanité : actes de courage, patience devant les
épreuves et les difficultés de la vie, compassion pour les faibles, modération
dans l’usage des biens matériels, attitude responsable vis-à-vis de
l’environnement, dévouement au bien commun… Ces comportements éthiques
définissent les grandes lignes d’un idéal proprement moral d’une vie « selon la
nature », c’est-à-dire conforme à l’être profond du sujet humain. Par ailleurs,
certains comportements sont universellement perçus comme objets de réprobation
: meurtre, vol, mensonge, colère, convoitise, avarice… Ils apparaissent comme
des atteintes à la dignité de la personne humaine et aux justes exigences de la
vie en société. On est justifié de voir à travers ces consensus une
manifestation de ce qui, au-delà de la diversité des cultures, est l’humain
dans l’être humain, c’est-à-dire la « nature humaine ». Mais, en même temps,
force est de constater que cet accord sur la qualité morale de certains
comportements coexiste avec une grande variété de théories explicatives. Que ce
soient les doctrines fondamentales desUpanishads pour l’hindouisme ou les quatre «
nobles vérités » pour le bouddhisme, que ce soient le Dào de Lao-Tseu ou la « nature » des
stoïciens, chaque sagesse ou chaque système philosophique comprend l’agir moral
à l’intérieur d’un cadre explicatif général qui vient légitimer la distinction
entre ce qui est bien et ce qui est mal. Nous avons affaire à une diversité de
justifications qui rend difficile le dialogue et la fondation des normes
morales.
[37] Pourtant, quoi
qu’il en soit des justifications théoriques du concept de loi naturelle, il est
possible de mettre au jour les données immédiates de la conscience dont il veut
rendre compte. L’objet du présent chapitre est précisément de montrer comment
sont saisies les valeurs morales communes qui constituent la loi naturelle.
C’est seulement ensuite que nous verrons comment le concept de loi naturelle
prend appui sur un cadre explicatif qui fonde et légitime les valeurs morales
d’une façon susceptible d’être partagée par plusieurs. Pour ce faire, la
présentation de la loi naturelle par saint Thomas d’Aquin apparaît
particulièrement pertinente, entre autres parce qu’elle situe la loi naturelle
à l’intérieur d’une morale qui fait droit à la dignité de la personne humaine
et reconnaît sa capacité de discernement[55].
a) Le rôle de la société et de la culture.
[38] Ce n’est que
progressivement que la personne humaine accède à l’expérience morale et devient
capable de se dire à elle-même les préceptes qui doivent guider son agir. Elle
y parvient dans la mesure où, dès sa naissance, elle a été insérée dans un
réseau de relations humaines, à commencer par la famille, qui lui ont permis de
prendre peu à peu conscience d’elle-même et du réel qui l’entoure. Cela s’est
fait en particulier par l’apprentissage d’une langue – la langue maternelle –
qui apprend à nommer les choses et permet d’advenir comme sujet conscient de
soi. Orientée par les personnes qui l’entourent, imprégnée de la culture dans
laquelle elle est immergée, la personne perçoit certaines façons de se
comporter et de penser comme des valeurs à poursuivre, des lois à observer, des
exemples à imiter, des visions du monde à accueillir. Le contexte social et
culturel joue donc un rôle décisif dans l’éducation aux valeurs morales. On ne
saurait cependant opposer ces conditionnements à la liberté humaine. Bien
plutôt, ils la rendent possible puisque c’est à travers eux que la personne
peut accéder à l’expérience morale qui lui permettra de réviser, éventuellement,
certaines des « évidences » qu’elle avait intériorisées lors de son
apprentissage moral. D’ailleurs, dans le contexte de globalisation qui est le
nôtre, les sociétés et les cultures elles-mêmes doivent inévitablement
pratiquer un dialogue et un échange sincères, fondés sur la coresponsabilité de
tous vis-à-vis du bien commun de la planète : il leur faut laisser de côté les
intérêts particuliers pour accéder aux valeurs morales que tous sont appelés à
partager.
b) L’expérience morale : « Il faut faire le bien. »
[39] Tout être humain
qui accède à la conscience et à la responsabilité fait l’expérience d’un appel
intérieur à accomplir le bien. Il découvre qu’il est fondamentalement un être
moral, capable de percevoir et d’exprimer l’interpellation qui, comme on l’a
vu, se retrouve à l’intérieur de toutes les cultures : « Il faut faire le bien
et éviter le mal. » C’est sur ce précepte que se fondent tous les autres
préceptes de la loi naturelle[56]. Ce premier précepte est connu
naturellement, immédiatement, par la raison pratique, tout comme le principe de
non-contradiction (l’intelligence ne peut, simultanément et sous le même
aspect, affirmer et nier une chose d’un sujet), qui est au fondement de tout
raisonnement spéculatif, est saisi intuitivement, naturellement, par la raison
théorique, dès lors que le sujet comprend le sens des termes utilisés. Traditionnellement,
cette connaissance du premier principe de la vie morale est attribuée à une
disposition intellectuelle innée qu’on appelle la syndérèse[57].
[40] Avec ce principe,
nous nous situons d’emblée dans le domaine de la moralité. Le bien qui s’impose
ainsi à la personne est en effet le bien moral, c’est-à-dire un comportement
qui, dépassant les catégories de l’utile, va dans le sens de la réalisation
authentique de cet être à la fois un et diversifié qu’est la personne humaine.
L’activité humaine est irréductible à une simple question d’adaptation à l’«
écosystème » : être humain, c’est exister et se situer à l’intérieur d’un cadre
plus large qui définit un sens, des valeurs et des responsabilités. En
recherchant le bien moral, la personne contribue à l’accomplissement de sa
nature, au-delà des impulsions de l’instinct ou de la recherche d’un plaisir
particulier. Ce bien porte témoignage à lui-même et il est compris à partir de
lui-même[58].
[41] Le bien moral
correspond au désir profond de la personne humaine qui – comme tout être – tend
spontanément, naturellement, vers ce qui la réalise pleinement, vers ce qui lui
permet d’atteindre la perfection qui lui est propre, le bonheur.
Malheureusement, le sujet peut toujours se laisser entraîner par des désirs
particuliers et choisir des biens ou poser des gestes qui vont à l’encontre du
bien moral qu’il perçoit. Il peut refuser de se dépasser. C’est la rançon d’une
liberté limitée en elle-même et affaiblie par le péché, une liberté qui ne
rencontre que des biens particuliers, dont aucun ne peut satisfaire pleinement
le cœur de l’homme. Il revient à la raison du sujet d’examiner si ces biens
particuliers peuvent s’intégrer à la réalisation authentique de la personne :
auquel cas, ils seront jugés moralement bons et, dans le cas contraire,
moralement mauvais.
[42] Cette dernière
affirmation est capitale. Elle fonde la possibilité d’un dialogue avec des
personnes appartenant à d’autres horizons culturels ou religieux. Elle met en
valeur l’éminente dignité de toute personne humaine en soulignant son aptitude
naturelle à connaître le bien moral qu’elle doit accomplir. Comme toute
créature, la personne humaine se définit par un faisceau de dynamismes et de
finalités qui est antérieur aux choix libres de la volonté. Mais, à la
différence des êtres qui ne sont pas dotés de raison, elle est capable de
connaître et d’intérioriser ces finalités, et donc d’apprécier, en fonction de
celles-ci, ce qui est bon ou mauvais pour elle. En cela, elle perçoit la loi
éternelle, c’est-à-dire le plan de Dieu sur la création, et elle participe à la
providence de Dieu d’une manière particulièrement excellente en se dirigeant
soi-même et en dirigeant les autres[59]. Cette insistance sur la dignité du
sujet moral et sur son autonomie relative s’enracine dans la reconnaissance de
l’autonomie des réalités créées et rejoint une donnée fondamentale de la
culture contemporaine[60].
[43] L’obligation morale
que perçoit le sujet ne vient donc pas d’une loi qui lui serait extérieure
(hétéronomie pure) mais elle s’affirme à partir de lui-même. En effet, comme
l’indique l’axiome que nous avons évoqué : « Il faut faire le bien et éviter le
mal », le bien moral que la raison détermine « s’impose » au sujet. Il « doit »
être accompli. Il revêt un caractère d’obligation et de loi. Mais le terme de «
loi » ne renvoie ici ni aux lois scientifiques qui se contentent de décrire les
constantes factuelles du monde physique ou social, ni à un impératif imposé
arbitrairement de l’extérieur au sujet moral. La loi désigne ici une
orientation de la raison pratique qui indique au sujet moral quel type d’agir
est conforme au dynamisme foncier et nécessaire de son être qui tend à sa
pleine réalisation. Cette loi est normative en vertu d’une exigence interne à
l’esprit. Elle jaillit du cœur même de notre être comme un appel à
l’accomplissement et au dépassement de soi. Il ne s’agit donc pas tant de se
soumettre à la loi d’un autre que d’accueillir la loi de son propre être.
c) La découverte des préceptes de la loi naturelle : universalité
de la loi naturelle.
[44] Une fois posée
l’affirmation de base qui introduit dans l’ordre moral – « il faut faire le
bien et éviter le mal » –, voyons comment s’opère dans le sujet la
reconnaissance des lois fondamentales qui doivent gouverner l’agir humain. Elle
n’est pas le fait d’une considération abstraite de la nature humaine, ni de
l’effort de conceptualisation qui sera ensuite le propre de la théorisation
philosophique et théologique. La perception des biens moraux fondamentaux est
immédiate, vitale, fondée sur la connaturalité de l’esprit avec les valeurs et
elle engage aussi bien l’affectivité que l’intelligence, le cœur que l’esprit.
C’est une saisie souvent imparfaite, encore obscure et crépusculaire, mais qui
a la profondeur de l’immédiateté. Il s’agit ici des données de l’expérience la
plus simple et la plus commune qui sont implicites dans l’agir concret des
personnes.
[45] Dans sa recherche
du bien moral, la personne humaine se met à l’écoute de ce qu’elle est et elle
prend conscience des inclinations fondamentales de sa nature, qui sont tout
autre chose que de simples poussées aveugles du désir. Percevant que les biens
vers lesquels elle tend par nature sont nécessaires à son accomplissement
moral, elle se formule à elle-même sous forme d’injonctions pratiques le devoir
moral de les mettre en œuvre dans sa vie. Elle s’exprime à elle-même un certain
nombre de préceptes très généraux qu’elle partage avec tous les êtres humains
et qui constituent le contenu de ce qu’on appelle la loi naturelle.
[46] On distingue
traditionnellement trois grands ensembles de dynamismes naturels qui sont à
l’œuvre dans la personne humaine[61]. Le premier, qui lui est commun avec
tout être substantiel, comprend essentiellement l’inclination à conserver et à
développer son existence. Le deuxième, qui lui est commun avec tous les
vivants, comprend l’inclination à se reproduire pour perpétuer l’espèce. Le
troisième, qui lui est propre comme être rationnel, comporte l’inclination à
connaître la vérité sur Dieu ainsi que l’inclination à vivre en société. À
partir de ces inclinations peuvent se formuler les préceptes premiers de la loi
naturelle, connus naturellement. Ces préceptes demeurent très
généraux mais forment comme un substrat premier qui est à la base de toute la
réflexion ultérieure sur le bien à pratiquer et le mal à éviter.
[47] Pour sortir de
cette généralité et éclairer les choix concrets à faire, il faut faire appel à
la raison discursive, qui va déterminer quels sont les biens moraux susceptibles
d’accomplir la personne – et l’humanité – et formuler des préceptes plus
concrets capables de diriger son agir. Dans cette nouvelle étape, la
connaissance du bien moral procède par raisonnement. Ce raisonnement
demeure assez simple à l’origine : une expérience de vie limitée y suffit et il
se maintient à l’intérieur des possibilités intellectuelles de chacun. On parle
ici des « préceptes seconds » de la loi naturelle, découverts grâce à une plus
ou moins longue considération de la raison pratique, par contraste avec les
préceptes généraux fondamentaux que la raison saisit de façon spontanée et qui
sont appelés « préceptes premiers[62] ».
d) Les préceptes de la loi naturelle.
[48] Nous avons
identifié chez la personne humaine une première inclination, qu’elle partage
avec tous les êtres : l’inclination à conserver et à développer son existence.
Il y a habituellement, chez les vivants, une réaction spontanée face à la
menace imminente de mort : on la fuit, on défend l’intégrité de son existence,
on lutte pour survivre. La vie physique apparaît naturellement comme un bien
fondamental, essentiel, primordial, d’où le précepte de protéger sa vie. Sous
cet énoncé relatif à la conservation de la vie se profilent des inclinations
vers tout ce qui contribue, d’une manière propre à l’homme, au maintien et à la
qualité de la vie biologique : l’intégrité du corps ; l’usage des biens
extérieurs qui garantissent la subsistance et l’intégrité de la vie tels que la
nourriture, le vêtement, le logement, le travail ; la qualité de
l’environnement biologique… À partir de ces inclinations, l’être humain se
formule des fins à réaliser qui contribuent au développement harmonieux et
responsable de son être propre et qui, à ce titre, lui apparaissent comme des
biens moraux, des valeurs à poursuivre, des obligations à remplir, voire des
droits à faire valoir. En effet, le devoir de préserver sa propre vie a comme
corrélatif le droit de réclamer ce qui est nécessaire à sa conservation dans un
environnement favorable[63].
[49] La deuxième
inclination, qui est commune à tous les vivants, concerne la survie de l’espèce
qui se réalise par la procréation. La génération s’inscrit dans le prolongement
de la tendance à persévérer dans l’être. Si la perpétuité de l’existence
biologique est impossible à l’individu lui-même, elle est possible pour
l’espèce et ainsi, dans une certaine mesure, se trouve surmontée la limite
inhérente à tout être physique. Le bien de l’espèce apparaît ainsi comme l’une
des aspirations fondamentales qui habitent la personne. Nous en prenons
particulièrement conscience de nos jours quand certaines perspectives comme le
réchauffement climatique avivent notre sens des responsabilités vis-à-vis de la
planète comme telle et de l’espèce humaine en particulier. Cette ouverture à un
certain bien commun de l’espèce annonce déjà certaines aspirations propres à
l’homme. Le dynamisme vers la procréation est intrinsèquement lié à
l’inclination naturelle qui porte l’homme vers la femme et la femme vers
l’homme, donnée universelle reconnue dans toutes les sociétés. Il en est de
même pour l’inclination à prendre soin des enfants et à les éduquer. Ces
inclinations impliquent que la permanence du couple de l’homme et de la femme,
voire même leur fidélité mutuelle, sont déjà des valeurs à poursuivre, même si
elles ne pourront s’épanouir pleinement que dans l’ordre spirituel de la
communion interpersonnelle[64].
[50] Le troisième
ensemble d’inclinations est spécifique à l’être humain comme être spirituel,
doté de raison, capable de connaître la vérité, d’entrer en dialogue avec les
autres et de nouer des relations d’amitié. Aussi doit-on lui attacher une
importance toute particulière. L’inclination à vivre en société vient d’abord
de ce que l’être humain a besoin des autres pour surmonter ses limites
individuelles intrinsèques et atteindre sa maturité dans différents domaines de
son existence. Mais, pour épanouir pleinement sa nature spirituelle, il a
besoin de nouer avec ses semblables des relations de généreuse amitié et de
développer une coopération intense pour la recherche de la vérité. Son bien
intégral est si intimement lié à la vie en communauté que c’est en vertu d’une
inclination naturelle et non d’une simple convention qu’il s’organise en
société politique[65]. Le caractère relationnel de la personne
s’exprime aussi par la tendance à vivre en communion avec Dieu ou l’Absolu.
Celle-ci se manifeste dans le sentiment religieux et le désir de connaître
Dieu. Elle peut certes être niée par ceux qui refusent d’admettre l’existence
d’un Dieu personnel, mais elle n’en demeure pas moins implicitement présente
dans la recherche de la vérité et du sens qui habite tout être humain.
[51] À ces tendances
spécifiques à l’homme correspond l’exigence perçue par la raison de réaliser
concrètement cette vie de relations et de construire la vie en société sur des
bases justes qui correspondent au droit naturel. Cela implique la
reconnaissance de l’égale dignité de tout individu de l’espèce humaine, au-delà
des différences de race et de culture, et un grand respect pour l’humanité où
qu’elle se trouve, y compris dans le plus petit et le plus méprisé de ses
membres. « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse.
» Nous retrouvons ici la règle d’or qui est mise aujourd’hui au principe même
d’une morale de la réciprocité. Le premier chapitre nous a permis de repérer la
présence de cette règle dans la plupart des sagesses ainsi que dans l’Évangile
lui-même. C’est en se référant à une formulation négative de la règle d’or que
saint Jérôme manifestait l’universalité de plusieurs préceptes moraux. « C’est
pourquoi juste est le jugement de Dieu qui écrit dans le cœur du genre humain :
“Ce que tu ne veux pas que l’on te fasse, ne le fais pas à autrui”. Qui ne sait
que l’homicide, l’adultère, les vols et toute espèce de convoitise sont le mal,
de ce fait que nous ne voudrions pas que cela nous fût fait à nous-mêmes ? Si
l’on ne savait pas que ces choses sont mauvaises, jamais on ne se plaindrait
quand elles nous sont infligées[66]. » À la règle d’or se rattachent
plusieurs commandements du Décalogue, ainsi que de nombreux préceptes
bouddhistes, voire des règles confucéennes, ou encore la plupart des
orientations des grandes chartes qui énumèrent les droits de la personne.
[52] Au terme de cette
rapide explicitation des principes moraux qui découlent de la prise en compte
par la raison des inclinations fondamentales de la personne humaine, nous
sommes en présence d’un ensemble de préceptes et de valeurs qui, au moins dans
leur formulation générale, peuvent être considérés comme universels, car ils
s’appliquent à toute l’humanité. Ils revêtent aussi un caractère d’immutabilité
dans la mesure où ils découlent d’une nature humaine dont les composantes
essentielles demeurent identiques tout au long de l’histoire. Il peut toutefois
arriver qu’ils soient obscurcis ou même effacés du cœur humain en raison du
péché et des conditionnements culturels et historiques qui peuvent influencer
négativement la vie morale personnelle : idéologies et propagandes insidieuses,
relativisme généralisé, structures de péché[67]… Il faut donc être modeste et prudent
lorsqu’on invoque l’« évidence » des préceptes de la loi naturelle. Mais on
n’en est pas moins justifié à reconnaître en ces préceptes le fond commun sur
lequel peut s’appuyer un dialogue en vue d’une éthique universelle. Les
protagonistes de ce dialogue doivent cependant apprendre à faire abstraction de
leurs intérêts particuliers pour s’ouvrir aux besoins des autres et se laisser
interpeller par les valeurs morales communes. Dans une société pluraliste, où
il est difficile de s’entendre sur les fondements philosophiques, un tel
dialogue est absolument nécessaire. La doctrine de la loi naturelle peut
apporter sa contribution à un tel dialogue.
e) L’application des préceptes communs : historicité de la loi
naturelle.
[53] Il est impossible
de demeurer au niveau de généralité qui est celui des principes premiers de la
loi naturelle. La réflexion morale, en effet, a besoin de descendre dans le
concret de l’action pour y jeter sa lumière. Mais plus elle affronte des
situations concrètes et contingentes, plus ses conclusions sont affectées d’une
note de variabilité et d’incertitude. Il n’est donc pas surprenant que la mise
en œuvre concrète des préceptes de la loi naturelle puisse prendre des formes
différentes dans les différentes cultures ou même à des époques différentes à
l’intérieur d’une même culture. Il suffit d’évoquer l’évolution de la réflexion
morale sur des questions comme l’esclavage, le prêt à intérêt, le duel ou la
peine de mort. Parfois, cette évolution conduit à une meilleure compréhension
de l’interpellation morale. Parfois aussi, l’évolution de la situation
politique ou économique amène une réévaluation des normes particulières qui
avaient été établies auparavant. La morale s’occupe en effet de réalités
contingentes qui évoluent dans le temps. Bien qu’il vécût à une époque de
chrétienté, un théologien comme saint Thomas d’Aquin en avait une perception
très nette. « La raison pratique, écrivait-il dans la Somme
de théologie, s’occupe de réalités contingentes, dans lesquelles s’exercent
les actions humaines. C’est pourquoi, bien que dans les principes généraux il y
ait quelque nécessité, plus on aborde les choses particulières, plus il y a
d’indétermination […]. Dans le domaine de l’action, la vérité ou la rectitude
pratique n’est pas la même chez tous dans les applications particulières, mais
uniquement dans les principes généraux ; et chez ceux pour lesquels la
rectitude est identique dans leurs actions propres, elle n’est pas également
connue de tous. […] Et ici, plus on descend dans le détail, plus
l’indétermination augmente[68]. »
[54] Cette perspective
rend compte de l’historicité de la loi naturelle, dont les applications
concrètes peuvent varier dans le temps. De même, elle ouvre une porte à la
réflexion des moralistes, en appelle au dialogue et à la discussion. Cela est
d’autant plus nécessaire qu’en morale la pure déduction par syllogisme n’est
pas adéquate. Plus le moraliste aborde des situations concrètes, plus il doit
faire appel à la sagesse de l’expérience, une expérience qui intègre les
apports des autres sciences et qui se nourrit au contact des femmes et des
hommes engagés dans l’action. Seule cette sagesse de l’expérience permet de
prendre en compte la multiplicité des circonstances et d’arriver à une
orientation sur la manière d’accomplir ce qui est bon hic
et nunc. Le moraliste doit aussi (et c’est là la difficulté de son travail)
faire appel aux ressources combinées de la théologie, de la philosophie ainsi
que des sciences humaines, économiques et biologiques pour bien cerner les
données de la situation et identifier correctement les exigences concrètes de
la dignité humaine. Il doit en même temps être particulièrement attentif à
sauvegarder les données de base exprimées par les préceptes de la loi naturelle
qui demeurent par-delà les variations culturelles.
f) Les dispositions morales de la personne et son agir concret.
[55] Pour arriver à une
juste évaluation des choses à faire, le sujet moral doit être doté d’un certain
nombre de dispositions intérieures qui lui permettent tout à la fois d’être
ouvert aux interpellations de la loi naturelle et bien informé des données de
la situation concrète. Dans le contexte de pluralisme, qui est le nôtre, on est
de plus en plus conscient qu’on ne peut élaborer une morale fondée sur la loi
naturelle sans y joindre une réflexion sur les dispositions intérieures ou
vertus qui rendent le moraliste apte à élaborer une norme d’action adéquate.
Cela est encore plus vrai pour le sujet engagé lui-même dans l’action et qui
doit poser un jugement de conscience. Il n’est donc pas surprenant que l’on
assiste aujourd’hui à un nouvel essor d’une « morale des vertus » inspirée de
la tradition aristotélicienne. En insistant ainsi sur les qualités morales
requises pour une réflexion morale adéquate, on comprend la place importante
que les diverses cultures réservent à la figure du sage. Celui-ci jouit d’une
capacité particulière de discernement dans la mesure où il possède les
dispositions morales intérieures qui lui permettent de poser un jugement
éthique adéquat. C’est un discernement de ce type qui doit caractériser le
moraliste quand il s’efforce de concrétiser les préceptes de la loi naturelle,
ainsi que tout sujet autonome sommé de porter un jugement de conscience et de
formuler la norme immédiate et concrète de son action.
[56] La morale ne peut
donc se contenter de produire des normes. Elle doit aussi favoriser la
formation du sujet pour qu’engagé dans l’action il soit capable d’adapter
les préceptes universels de la loi naturelle aux conditions concrètes de
l’existence dans des contextes culturels divers. Cette capacité est assurée par
les vertus morales, particulièrement par la prudence qui intègre la singularité
pour diriger l’action concrète. L’homme prudent doit posséder non seulement la
connaissance de l’universel mais aussi la connaissance du particulier. Pour
bien marquer le caractère propre de cette vertu, saint Thomas d’Aquin ne craint
pas de dire : « S’il lui arrive de n’avoir qu’une des deux connaissances, il
est préférable que ce soit la connaissance des réalités particulières qui
touchent de plus près l’opération[69]. » Avec la prudence, il s’agit de
pénétrer une contingence qui demeure toujours mystérieuse pour la raison, de se
mouler sur la réalité de la façon la plus exacte possible, d’assimiler la
multiplicité des circonstances, d’enregistrer le plus fidèlement possible une
situation originale et ineffable. Un tel objectif nécessite de nombreuses
opérations et habiletés que la prudence doit mettre en place.
[57] Toutefois le sujet
ne doit pas se perdre dans le concret et l’individuel, comme on l’a reproché à
« l’éthique de situation ». Il doit découvrir la « droite règle de l’agir » et
établir une norme d’action adéquate. Cette règle droite découle de principes
préalables. On pense ici aux premiers principes de la raison pratique, mais il
revient aussi aux vertus morales d’ouvrir et de connaturaliser la volonté et
l’affectivité sensible aux différents biens humains et d’indiquer ainsi à
l’homme prudent quelles sont les fins qu’il doit poursuivre dans le flux du
quotidien. Ce n’est qu’à ce moment qu’il sera à même de formuler la norme
concrète qui s’impose et d’imprégner l’action circonstanciée d’un rayon de
justice, de force ou de tempérance. Il ne serait pas faux de parler ici de
l’exercice d’une « intelligence émotionnelle » : les puissances rationnelles,
sans perdre leur spécificité, s’exercent à l’intérieur du champ affectif, de
sorte que la totalité de la personne est engagée dans l’action morale.
[58] La prudence est
indispensable au sujet moral à cause de la souplesse que requiert l’adaptation
des principes moraux universels à la diversité des situations. Mais cette
souplesse n’autorise pas à voir dans la prudence une sorte de sens du compromis
facile eu égard aux valeurs morales. Bien au contraire, c’est à travers les
décisions de la prudence que s’expriment pour un sujet les exigences concrètes
de la vérité morale. La prudence est un passage nécessaire pour l’obligation
morale authentique.
[59] Il y a là une
perspective qui, à l’intérieur d’une société pluraliste comme la nôtre, revêt
une importance qu’on ne saurait sous-estimer sans en subir des dommages
considérables. En effet, elle prend acte du fait que la science morale ne peut
fournir au sujet agissant une norme qui s’appliquerait de façon adéquate et
comme automatique à la situation concrète : seule la conscience du sujet, le
jugement de sa raison pratique, peut formuler la norme immédiate de l’action.
Mais en même temps elle n’abandonne pas la conscience à la seule subjectivité :
elle vise à faire acquérir au sujet les dispositions intellectuelles et
affectives qui lui permettent de s’ouvrir à la vérité morale de telle sorte que
son jugement soit adéquat. La loi naturelle ne saurait donc être présentée
comme un ensemble déjà constitué de règles qui s’imposent a
priori au sujet moral, mais
elle est une source d’inspiration objective pour sa démarche, éminemment
personnelle, de prise de décision.
3. Les fondements théoriques de la loi naturelle
a) De l’expérience aux théories.
[60] La saisie spontanée
des valeurs éthiques fondamentales, qui s’expriment dans les préceptes de la
loi naturelle, constitue le point de départ du processus qui conduit ensuite le
sujet moral jusqu’au jugement de conscience dans lequel il énonce quelles sont
les exigences morales qui s’imposent à lui dans sa situation concrète. Il
appartient au philosophe et au théologien d’opérer un retour sur cette
expérience de la saisie des premiers principes de l’éthique pour en éprouver la
valeur et la fonder en raison. La reconnaissance de ces fondements
philosophiques ou théologiques ne conditionne pas toutefois l’adhésion
spontanée aux valeurs communes. En effet, le sujet moral peut mettre en œuvre
pratiquement les orientations de la loi naturelle sans être capable, en raison de
conditionnements intellectuels particuliers, d’en discerner explicitement les
fondements théoriques ultimes.
[61] La justification
philosophique de la loi naturelle présente deux niveaux de cohérence et de
profondeur. L’idée d’une loi naturelle se justifie tout d’abord au plan de
l’observation réfléchie des constantes anthropologiques qui caractérisent une
humanisation réussie de la personne et une vie sociale harmonieuse.
L’expérience réfléchie, véhiculée par les sagesses traditionnelles, les
philosophies ou les sciences humaines, permet de déterminer quelques-unes des
conditions requises pour que chacun déploie au mieux ses capacités humaines
dans sa vie personnelle et communautaire[70]. C’est ainsi que certains comportements
sont reconnus comme exprimant une excellence exemplaire dans la manière de
vivre et de réaliser son humanité. Ils définissent les grandes lignes d’un
idéal proprement moral d’une vie vertueuse « selon la nature », c’est-à-dire
conforme à la nature profonde du sujet humain[71].
[62] Cependant, seule la
prise en compte de la dimension métaphysique du réel peut donner à la loi
naturelle sa pleine et entière justification philosophique. En effet, la
métaphysique permet de comprendre que l’univers n’a pas en lui-même sa raison
d’être ultime et elle met au jour la structure fondamentale du réel : la
distinction entre Dieu, l’Être même subsistant, et les autres êtres posés par
Lui dans l’existence. Dieu est le Créateur, la source, libre et transcendante,
de tous les autres êtres. Ceux-ci reçoivent de lui, « avec mesure, nombre et
poids[72] »,
l’existence selon une nature qui les définit. Les créatures sont donc
l’épiphanie d’une sagesse créatrice personnelle, d’un Logos fondateur qui s’exprime et se
manifeste en elles. « Toute créature est verbe divin, parce qu’elle parle de
Dieu », écrit saint Bonaventure[73].
[63] Le Créateur est non
seulement le principe des créatures mais aussi la fin transcendante vers
laquelle elles tendent par nature. Aussi les créatures sont-elles animées par
un dynamisme qui les porte à s’accomplir, chacune à sa manière, dans l’union à
Dieu. Ce dynamisme est transcendant, dans la mesure où il procède de la loi
éternelle, c’est-à-dire du plan de la providence divine qui existe dans
l’esprit du Créateur[74]. Mais il est aussi immanent, parce qu’il
n’est pas imposé du dehors aux créatures mais inscrit dans leur nature même.
Les créatures purement matérielles réalisent spontanément la loi de leur être,
tandis que les créatures spirituelles la réalisent de façon personnelle. En
effet, elles intériorisent les dynamismes qui les définissent et elles les
orientent librement vers leur plein accomplissement. Elles se les formulent à
elles-mêmes comme normes fondamentales de leur agir moral – c’est la loi
naturelle proprement dite – et elles s’efforcent de les accomplir librement. La
loi naturelle se définit alors comme une participation à la loi éternelle[75]. Elle est médiatisée, d’une part, par
les inclinations de la nature, expressions de la sagesse créatrice, et, d’autre
part, par la lumière de la raison humaine qui les interprète et qui est
elle-même une participation créée à la lumière de l’Intelligence divine. L’éthique
se présente ainsi comme une « théonomie participée[76] ».
b) Nature, personne et liberté.
[64] La notion de nature
est particulièrement complexe et elle n’est d’aucune manière univoque. En
philosophie, la pensée grecque de la physis joue
un rôle matriciel. La nature y désigne le principe de l’identité ontologique
spécifique d’un sujet, c’est-à-dire son essence qui se définit par un ensemble
de caractéristiques intelligibles stables. Cette essence prend le nom de nature
surtout quand elle est envisagée comme le principe interne du mouvement qui
oriente le sujet vers son accomplissement. Loin de renvoyer à une donnée
statique, la notion de nature signifie le principe dynamique réel du
développement homogène du sujet et de ses activités spécifiques. La notion de
nature a d’abord été formée pour penser les réalités matérielles et sensibles,
mais elle ne se limite pas à ce domaine « physique » et s’applique
analogiquement aux réalités spirituelles.
[65] L’idée selon
laquelle les êtres possèdent une nature s’impose à l’esprit dès lors qu’il veut
rendre raison de la finalité immanente aux êtres et de la régularité qu’il
perçoit dans leurs façons d’agir et de réagir[77]. Considérer les êtres comme des natures
revient donc à leur reconnaître une consistance propre et à affirmer qu’ils
sont des centres relativement autonomes dans l’ordre de l’être et de l’agir et
non pas de simples illusions ou des constructions temporaires de la conscience.
Ces « natures » ne sont pas pour autant des unités ontologiques closes,
refermées sur elles-mêmes et purement juxtaposées les unes aux autres. Elles
agissent les unes sur les autres, entretiennent entre elles des rapports
complexes de causalité. Dans l’ordre spirituel, les personnes tissent des
relations intersubjectives. Les natures forment donc un réseau et, en dernière
analyse, un ordre, c’est-à-dire une série unifiée par la référence à un
principe[78].
[66] Avec le
christianisme, la physis des
Anciens est repensée et intégrée dans une vision plus large et plus profonde de
la réalité. D’une part, le Dieu de la révélation chrétienne n’est pas une
simple composante de l’univers, un élément du grand Tout de la nature. Au
contraire, il est le créateur, transcendant et libre, de l’univers. En effet,
l’univers fini ne peut se fonder lui-même mais il pointe vers le mystère d’un
Dieu infini, qui, par pur amour, l’a créé ex nihilo et demeure libre d’intervenir dans le
cours de la nature chaque fois qu’il le veut. D’autre part, le mystère
transcendant de Dieu se reflète dans le mystère de la personne humaine comme
image de Dieu. La personne humaine est capable de connaissance et d’amour ;
elle est douée de liberté, capable d’entrer en communion avec d’autres et
appelée par Dieu à une destinée qui transcende les finalités de la nature
physique. Elle s’accomplit dans une libre et gratuite relation d’amour avec
Dieu qui se réalise dans une histoire.
[67] Par son insistance
sur la liberté comme condition de la réponse de l’homme à l’initiative de
l’amour de Dieu, le christianisme a contribué de façon déterminante à donner
toute sa place à la notion de personne dans le discours philosophique, d’une
manière qui a eu une influence décisive sur les doctrines éthiques. En outre,
l’exploration théologique du mystère chrétien a conduit à un approfondissement
très significatif du thème philosophique de la personne. D’une part, la notion
de personne sert à désigner dans leur distinction le Père, le Fils et le
Saint-Esprit dans le mystère infini de l’unique nature divine. D’autre part, la
personne est le point où, dans le respect de la distinction et de la distance
entre les deux natures, divine et humaine, se noue l’unité ontologique de
l’Homme-Dieu, Jésus-Christ. Dans la tradition théologique chrétienne, la
personne présente deux aspects complémentaires. D’une part, selon la définition
de Boèce, reprise par la théologie scolastique, la personne est une « substance
(subsistant) individuelle de nature rationnelle[79] ».
Elle renvoie à l’unicité d’un sujet ontologique qui, étant de nature
spirituelle, jouit d’une dignité et d’une autonomie qui se manifeste dans la
conscience de soi et la libre maîtrise de son agir. D’autre part, la personne
se manifeste dans sa capacité à entrer en relation : elle déploie son action
dans l’ordre de l’intersubjectivité et de la communion dans l’amour.
[68] La personne ne
s’oppose pas à la nature. Au contraire, nature et personne sont deux notions
qui se complètent. D’une part, toute personne humaine est une réalisation
unique de la nature humaine entendue au sens métaphysique. D’autre part, la
personne humaine, dans les choix libres par lesquels elle répond dans le
concret de son ici et maintenant à sa vocation unique et transcendante, assume
les orientations données par sa nature. La nature pose en effet les conditions
d’exercice de la liberté et indique une orientation pour les choix que doit
effectuer la personne. En scrutant l’intelligibilité de sa nature, la personne
découvre ainsi les chemins de sa réalisation.
c) La nature, l’homme et Dieu : de l’harmonie au conflit.
[69] Le concept de loi
naturelle suppose l’idée que la nature est porteuse pour l’homme d’un message
éthique et constitue une norme morale implicite qu’actualise la raison humaine.
La vision du monde à l’intérieur de laquelle la doctrine de la loi naturelle
s’est développée et trouve encore aujourd’hui tout son sens implique donc la
conviction raisonnée qu’il existe une harmonie entre ces trois instances que
sont Dieu, l’homme et la nature. Dans cette perspective, le monde est perçu
comme un tout intelligible, unifié par la commune référence des êtres qui le
composent à un principe divin fondateur, à un Logos. Au-delà du Logosimpersonnel
et immanent découvert par le stoïcisme et présupposé par les sciences modernes
de la nature, le christianisme affirme qu’il y a le Logos personnel, transcendant et créateur. «
Ce ne sont pas les éléments du cosmos, les lois de la matière qui, en
définitive, gouvernent le monde et l’homme, mais c’est un Dieu personnel qui
gouverne les étoiles, à savoir l’univers ; ce ne sont pas les lois de la
matière et de l’évolution qui sont l’instance ultime, mais la raison, la
volonté, l’amour – une Personne[80]. » Le Logos divin
personnel – Sagesse et Parole de Dieu – est non seulement l’Origine et le
Modèle intelligible transcendant de l’univers mais il est aussi celui qui le
maintient dans une unité harmonieuse et le conduit vers sa fin[81]. Par les dynamismes que le Verbe créateur
a inscrits à l’intime des êtres, il les oriente vers leur plein
accomplissement. Cette orientation dynamique n’est autre que le gouvernement
divin qui est la mise en œuvre dans le temps du plan de la providence,
c’est-à-dire de la loi éternelle.
[70] Chaque créature
participe à sa manière au Logos. L’homme, parce qu’il se définit
lui-même par la raison ou logos, y participe d’une manière
éminente. En effet, par sa raison, il est capable d’intérioriser librement les
intentions divines manifestées dans la nature des choses. Il se les formule
pour lui-même sous la forme d’une loi morale qui inspire et oriente sa propre
action. Dans cette perspective, l’homme n’est pas l’autre de la nature. Au
contraire, il entretient avec le cosmos un lien de familiarité fondé sur une
commune participation auLogos divin.
[71] Pour diverses
raisons historiques et culturelles, qui se rattachent en particulier à
l’évolution des idées pendant le Moyen Âge tardif, cette vision du monde a
perdu sa prééminence culturelle. La nature des choses a cessé de faire loi pour
l’homme moderne. Elle n’est plus une référence pour l’éthique. Au plan
métaphysique, la substitution des pensées de l’univocité de l’être aux pensées
de l’analogie de l’être puis le nominalisme ont sapé les fondements de la
doctrine de la création comme participation au Logos qui rendait raison d’une certaine
unité entre l’homme et la nature. L’univers nominaliste de Guillaume d’Ockham
se réduit ainsi à une juxtaposition de réalités individuelles sans profondeur,
puisque tout universel réel, c’est-à-dire tout principe de communion entre les
êtres, est dénoncé comme une illusion langagière. Au plan anthropologique, les
développements du volontarisme et l’exaltation corrélative de la subjectivité,
définie par la liberté d’indifférence vis-à-vis de toute inclination naturelle,
ont creusé un fossé entre le sujet humain et la nature. Désormais, certains
estiment que la liberté humaine est essentiellement le pouvoir de tenir pour
rien ce que l’homme est par nature. Le sujet devrait donc refuser toute
signification à ce qu’il n’a pas choisi personnellement et décider pour
lui-même ce que c’est que d’être homme. L’homme s’est donc de plus en plus
compris comme un « animal dénaturé », un être anti-naturel qui s’affirme
d’autant mieux qu’il s’oppose davantage à la nature. La culture, propre de
l’homme, est alors définie non pas comme une humanisation ou une
transfiguration de la nature par l’esprit mais comme une négation pure et
simple de la nature. Le principal résultat de ces évolutions a été la scission
du réel en trois sphères séparées, voire opposées : la nature, la subjectivité
humaine et Dieu.
[72] Avec l’éclipse de
la métaphysique de l’être, seule capable de fonder en raison l’unité
différenciée de l’esprit et de la réalité matérielle, et avec la montée du
volontarisme, le règne de l’esprit a été radicalement opposé au règne de la
nature. La nature n’est plus considérée comme une épiphanie du Logos,
mais comme « l’autre » de l’esprit. Elle est réduite au domaine de la corporéité
et de la stricte nécessité, et d’une corporéité sans profondeur puisque le
monde des corps est identifié à l’étendue, régie certes par des lois
mathématiques intelligibles mais dénuée de toute téléologie ou finalité
immanente. La physique cartésienne puis la physique newtonienne ont répandu
cette image d’une matière inerte, qui obéit passivement aux lois du
déterminisme universel que lui impose l’Esprit divin et que la raison humaine
peut parfaitement connaître et maîtriser[82]. Seul l’homme peut injecter un sens et
un projet dans cette masse amorphe et insignifiante qu’il manipule à ses
propres fins par la technique. La nature cesse d’être maîtresse de vie et de
sagesse pour devenir le lieu où s’affirme la puissance prométhéenne de l’homme.
Cette vision semble mettre en valeur la liberté humaine mais, en fait, en
opposant liberté et nature, elle prive la liberté humaine de toute norme
objective pour sa conduite. Elle conduit à l’idée d’une création humaine toute
arbitraire des valeurs, voire au nihilisme pur et simple.
[73] Dans ce contexte où
la nature ne recèle plus aucune rationalité téléologique immanente et semble
avoir perdu toute affinité ou parenté avec le monde de l’esprit, le passage de
la connaissance des structures de l’être au devoir moral qui semble en dériver
devient effectivement impossible et tombe sous la critique du « sophisme ou
paralogisme naturaliste(naturalistic
fallacy) », dénoncé par David
Hume puis par George Edward Moore dans sesPrincipia
Ethica (1903). Le bien est en
effet déconnecté de l’être et du vrai. L’éthique est séparée de la
métaphysique.
[74] L’évolution de la
compréhension du rapport de l’homme à la nature se traduit aussi par la
résurgence d’un dualisme anthropologique radical qui oppose l’esprit et le
corps, puisque le corps est en quelque sorte la « nature » en chacun de nous[83]. Ce dualisme se manifeste dans le refus
de reconnaître une quelconque signification humaine et éthique aux inclinations
naturelles qui précèdent les choix de la raison individuelle. Le corps, réalité
jugée étrangère à la subjectivité, devient un pur « avoir », un objet manipulé
par la technique en fonction des intérêts de la subjectivité individuelle[84].
[75] En outre, en
raison de l’émergence d’une conception métaphysique où l’action humaine et
l’action divine entrent en concurrence parce qu’elles sont conçues de façon
univoque et situées, à tort, sur le même plan, l’affirmation, légitime, de
l’autonomie du sujet humain implique que Dieu soit expulsé de la sphère de la
subjectivité humaine. Toute référence à une normativité provenant de Dieu ou de
la nature comme expression de la sagesse de Dieu, c’est-à-dire toute «
hétéronomie », est perçue comme une menace pour l’autonomie du sujet. La notion
de loi naturelle apparaît alors incompatible avec l’authentique dignité du
sujet.
d) Chemins vers une réconciliation.
[76] Pour rendre tout
son sens et toute sa force à la notion de loi naturelle comme fondement d’une
éthique universelle, il importe de promouvoir un regard de sagesse, d’ordre
proprement métaphysique, capable d’embrasser simultanément Dieu, le cosmos et la
personne humaine pour les réconcilier dans l’unité analogique de l’être, grâce
à l’idée de création comme participation.
[77] Il est tout d’abord
essentiel de développer une conception non concurrentielle de l’articulation
entre la causalité divine et l’activité libre du sujet humain. Le sujet humain
s’accomplit lui-même en s’insérant librement dans l’action providentielle de
Dieu, et non pas en s’y opposant. Il lui revient de découvrir par sa raison
puis d’assumer et de conduire librement à leur accomplissement les dynamismes
profonds qui définissent sa nature. En effet, la nature humaine se définit par
tout un ensemble de dynamismes, de tendances, d’orientations à l’intérieur
desquels surgit la liberté. La liberté suppose en effet que la volonté humaine
soit « mise sous tension » par le désir naturel du bien et de la fin dernière.
Le libre arbitre s’exerce alors dans le choix des objets finis qui permettent
d’atteindre cette fin. Par rapport à ces biens, qui exercent sur elle un
attrait qui n’est pas déterminant, la personne garde la maîtrise de son choix
en raison de son ouverture congénitale sur le Bien absolu. La liberté n’est
donc pas un absolu autocréateur de lui-même mais une propriété éminente de tout
sujet humain.
[78] Une philosophie de
la nature, qui prend acte de la profondeur intelligible du monde sensible, et
surtout une métaphysique de la création permettent ensuite de surmonter la
tentation dualiste et gnostique d’abandonner la nature à l’insignifiance
morale. De ce point de vue, il importe de dépasser le regard réducteur que la
culture technique dominante conduit à porter sur la nature, afin de redécouvrir
le message moral dont elle est porteuse comme œuvre du Logos.
[79] Toutefois, la
réhabilitation de la nature et de la corporéité en éthique ne saurait
équivaloir à un quelconque « physicisme ». En effet, certaines présentations
modernes de la loi naturelle ont gravement méconnu la nécessaire intégration
des inclinations naturelles dans l’unité de la personne. Négligeant de
considérer l’unité de la personne humaine, elles absolutisaient les
inclinations naturelles des diverses « parties » de la nature humaine en les
juxtaposant sans les hiérarchiser et en omettant de les intégrer dans l’unité
du projet personnel global du sujet. Or, explique Jean-Paul II, « les
inclinations naturelles ne prennent une qualité morale qu’en tant qu’elles se
rapportent à la personne humaine et à sa réalisation authentique[85] ».
Il importe donc aujourd’hui de tenir simultanément deux choses. D’une part, le
sujet humain n’est pas un assemblage ou une juxtaposition d’inclinations
naturelles diverses et autonomes mais un tout substantiel et personnel qui a
vocation à répondre à l’amour de Dieu et à s’unifier par l’orientation
consentie vers une fin dernière qui hiérarchise les biens partiels manifestés
par les diverses tendances naturelles. Cette unification des inclinations
naturelles en fonction des fins supérieures de l’esprit, c’est-à-dire cette
humanisation des dynamismes inscrits dans la nature humaine, ne représente
d’aucune manière une violence qui leur serait faite. Au contraire, elle est
l’accomplissement d’une promesse déjà inscrite en eux[86]. Par exemple, la haute valeur
spirituelle que représente le don de soi dans l’amour mutuel des époux est déjà
inscrite dans la nature même du corps sexué, qui trouve dans cet
accomplissement spirituel sa raison d’être ultime. D’autre part, dans ce tout
organique, chaque partie garde une signification propre et irréductible qui doit
être prise en compte par la raison dans l’élaboration du projet global de la
personne. La doctrine de la loi morale naturelle doit donc tenir en même temps
le rôle central de la raison dans la mise en place d’un projet de vie
proprement humain, et la consistance et la signification propres des dynamismes
naturels prérationnels[87].
[80] La signification
morale des dynamismes naturels prérationnels apparaît en pleine lumière dans
l’enseignement sur les péchés contre nature. Certes, tout péché est contre
nature pour autant qu’il s’oppose à la droite raison et entrave le
développement authentique de la personne humaine. Toutefois, certains
comportements sont qualifiés d’une manière spéciale de péchés contre nature
dans la mesure où ils contredisent plus directement le sens objectif des
dynamismes naturels que la personne doit assumer dans l’unité de sa vie morale[88]. Ainsi le suicide délibéré et choisi
va-t-il contre l’inclination naturelle à conserver et à faire fructifier son
existence. Ainsi certaines pratiques sexuelles s’opposent-elles directement aux
finalités reproductrices inscrites dans le corps sexué de l’homme. Par le fait
même, elles contredisent aussi les valeurs interpersonnelles que doit
promouvoir une vie sexuelle responsable et pleinement humaine.
[81] Le risque
d’absolutiser la nature, réduite à sa pure composante physique ou biologique,
et de négliger sa vocation intrinsèque à être intégrée dans un projet spirituel
menace aujourd’hui certaines tendances radicales du mouvement écologique.
L’exploitation irresponsable de la nature par des agents humains qui ne
cherchent que le profit économique et les dangers qu’elle fait peser sur la
biosphère interpellent à juste titre les consciences. Toutefois, l’« écologie
profonde » (deep ecology) représente
une réaction excessive. Elle prône une égalité supposée des espèces vivantes au
point de ne plus reconnaître aucun rôle particulier à l’homme, ce qui,
paradoxalement, sape la responsabilité de l’homme vis-à-vis de la biosphère
dont il fait partie. De façon encore plus radicale, certains en sont venus à
considérer l’homme comme un virus destructeur qui porterait atteinte à
l’intégrité de la nature et ils lui refusent toute signification et toute
valeur dans la biosphère. On en vient alors à une nouvelle sorte de
totalitarisme qui exclut l’existence humaine dans sa spécificité et condamne le
progrès humain légitime.
[82] Il ne peut y avoir
de réponse adéquate aux questions complexes de l’écologie que dans le cadre d’une
compréhension plus profonde de la loi naturelle qui mette en valeur le lien
entre la personne humaine, la société, la culture et l’équilibre de la sphère
biophysique dans laquelle s’incarne la personne humaine. Une écologie intégrale
doit promouvoir ce qui est spécifiquement humain tout en valorisant le monde de
la nature dans son intégrité physique et biologique. En effet, même si, comme
être moral qui cherche la vérité et le bien ultimes, l’homme transcende son
environnement immédiat, il le fait en acceptant la mission spéciale de veiller
sur le monde naturel et de vivre en harmonie avec lui, de défendre les valeurs
vitales sans lesquelles ni la vie humaine ni la biosphère de cette planète ne
peuvent se maintenir[89]. Cette écologie intégrale interpelle
chaque être humain et chaque communauté en vue d’une nouvelle responsabilité.
Elle est inséparable d’une orientation politique globale respectueuse des
exigences de la loi naturelle.
4. La loi naturelle et la Cité
a) La personne et le bien commun.
[83] En abordant l’ordre
politique de la société, nous entrons dans l’espace régi par le droit. En
effet, le droit apparaît dès lors que des personnes entrent en relation. Le
passage de la personne à la société éclaire la distinction essentielle entre
loi naturelle et droit naturel.
[84] La personne est au
centre de l’ordre politique et social parce qu’elle est une fin et non un
moyen. La personne est un être social par nature, non par choix ou en vertu
d’une pure convention contractuelle. Pour se réaliser en tant que personne,
elle a besoin du tissu des relations qu’elle noue avec d’autres personnes. Elle
se trouve ainsi au centre d’une toile formée de cercles concentriques : la
famille, le milieu de vie et de travail, la communauté de voisinage, la nation
et enfin l’humanité[90]. La personne puise dans chacun de ces
cercles des éléments nécessaires à sa croissance, en même temps qu’elle
contribue à leur perfectionnement.
[85] Par le fait que les
hommes ont vocation à vivre en société avec d’autres, ils ont en commun un
ensemble de biens à poursuivre et de valeurs à défendre. C’est ce que l’on
appelle le « bien commun ». Si la personne est une fin en elle-même, la société
a pour fin de promouvoir, consolider et développer son bien commun. La
poursuite du bien commun permet à la Cité de mobiliser les énergies de tous ses
membres. À un premier niveau, le bien commun peut se comprendre comme
l’ensemble des conditions qui permettent à la personne d’être davantage
personne humaine[91]. Tout en se déclinant dans ses aspects
extérieurs : économie, sécurité, justice sociale, éducation, accès à l’emploi,
recherche spirituelle, et autres, le bien commun est toujours un bien humain[92]. À un second niveau, le bien commun est
ce qui finalise l’ordre politique et la Cité elle-même. Bien de tous et de
chacun en particulier, il exprime la dimension communautaire du bien humain.
Les sociétés peuvent se définir par le type de bien commun qu’elles entendent
promouvoir. En effet, s’il est des exigences essentielles au bien commun de
toute société, la vision du bien commun évolue avec les sociétés elles-mêmes,
en fonction des conceptions de la personne, de la justice et du rôle de la
puissance publique.
b) La loi naturelle, mesure de l’ordre politique.
[86] La société
organisée en vue du bien commun de ses membres répond à une exigence de la
nature sociale de la personne. La loi naturelle apparaît alors comme l’horizon
normatif dans lequel est appelé à se mouvoir l’ordre politique. Elle définit
l’ensemble des valeurs qui apparaissent comme humanisantes pour une société.
Dès que l’on se situe dans le champ social et politique, les valeurs ne peuvent
plus être de nature privée, idéologique ou confessionnelle : elles concernent
tous les citoyens. Elles expriment non un vague consensus entre eux, mais se
fondent sur les exigences de leur commune humanité. Pour que la société
remplisse correctement sa mission au service de la personne, elle doit
promouvoir l’accomplissement de ses inclinations naturelles. La personne est
donc antérieure à la société et la société n’est humanisante que si elle répond
aux attentes inscrites dans la personne en tant qu’être social.
[87] Cet ordre naturel
de la société au service de la personne est connoté, selon la doctrine sociale
de l’Église, de quatre valeurs qui découlent des inclinations naturelles de
l’homme, et qui dessinent les contours du bien commun que la société doit
poursuivre, à savoir : la liberté, la vérité, la justice et la solidarité[93]. Ces quatre valeurs correspondent aux
exigences d’un ordre éthique conforme à la loi naturelle. Si l’une d’elles
vient à faire défaut, la Cité tend vers l’anarchie ou le règne du plus fort. La
liberté est la première condition d’un ordre politique humainement acceptable.
Sans la liberté de suivre sa conscience, d’exprimer ses opinions et de
poursuivre ses projets, il n’y a pas de Cité humaine, même si la recherche des
biens privés doit toujours s’articuler à la promotion du bien commun de la
Cité. Sans la recherche et le respect de la vérité, il n’y a pas de société,
mais la dictature du plus fort. La vérité, qui n’est la propriété de personne,
est seule capable de faire converger les hommes vers des objectifs communs. Si
ce n’est pas la vérité qui s’impose d’elle-même, c’est le plus habile qui
impose « sa » vérité. Sans justice, il n’y a pas de société, mais le règne de
la violence. La justice est le bien le plus haut que puisse procurer la Cité.
Elle suppose que ce qui est juste soit toujours recherché, et que le droit soit
appliqué avec le souci du cas particulier, car l’équité est le comble de la
justice. Enfin, il faut que la société soit régie d’une manière solidaire, de
telle sorte qu’on fasse droit à l’aide mutuelle et à la responsabilité pour le
sort des autres, et que les biens dont la société dispose puissent répondre aux
besoins de tous.
c) De la loi naturelle au droit naturel.
[88] La loi naturelle (lex
naturalis) s’énonce en droit
naturel (jus naturale) dès
lors que l’on considère les relations de justice entre les hommes : relations
entre les personnes physiques et morales, entre les personnes et la puissance
publique, relations de tous avec la loi positive. Nous passons de la catégorie
anthropologique de la loi naturelle à la catégorie juridique et politique de
l’organisation de la Cité. Le droit naturel est la mesure inhérente à
l’ajustement entre les membres de la société. Il est la règle et la mesure
immanente des rapports humains interpersonnels et sociaux.
[89] Le droit n’est pas
arbitraire : l’exigence de justice, qui découle de la loi naturelle, est
antérieure à la formulation et à l’édiction du droit. Ce n’est pas le droit qui
décide de ce qui est juste. La politique non plus n’est pas arbitraire : les
normes de la justice ne résultent pas seulement d’un contrat passé entre les
hommes, mais elles proviennent d’abord de la nature même des êtres humains. Le
droit naturel est l’ancrage des lois humaines dans la loi naturelle. Il est
l’horizon en fonction duquel le législateur humain doit se déterminer lorsqu’il
édicte des normes dans sa mission de servir le bien commun. En ce sens, il
honore la loi naturelle, inhérente à l’humanité de l’homme. Au contraire,
lorsque le droit naturel est nié, c’est la seule volonté du législateur qui
fait la loi. Le législateur n’est plus alors l’interprète de ce qui est juste
et bon mais s’arroge la prérogative d’être le critère ultime du juste.
[90] Le droit naturel
n’est jamais une mesure fixée une fois pour toutes. Il est le résultat d’une
appréciation des situations changeantes dans lesquelles vivent les hommes. Il
énonce le jugement de la raison pratique qui estime ce qui est juste. Le droit
naturel, expression juridique de la loi naturelle dans l’ordre politique,
apparaît ainsi comme la mesure des relations justes entre les membres de la
communauté.
d) Droit naturel et droit positif.
[91] Le droit positif
doit s’efforcer de mettre en œuvre les exigences du droit naturel. Il le fait
soit par manière de conclusion (le droit naturel interdit l’homicide, le droit
positif prohibe l’avortement), soit par manière de détermination (le droit
naturel prescrit de punir les coupables, le droit pénal positif détermine les
peines à appliquer pour chaque catégorie de crimes[94]). Tant qu’elles dérivent vraiment du
droit naturel et donc de la loi éternelle, les lois humaines positives obligent
en conscience. Dans le cas contraire, elles n’obligent pas. « Si la loi n’est
pas juste, elle n’est pas même une loi[95]. » Les lois positives peuvent et même
doivent varier pour rester fidèles à leur vocation propre. En effet, d’une
part, il existe un progrès de la raison humaine qui, peu à peu, prend mieux
conscience de ce qui est le plus adapté au bien de la communauté, et, d’autre
part, les conditions historiques de la vie des sociétés se modifient (en bien
ou en mal) et les lois doivent s’y adapter[96]. Ainsi le législateur doit-il déterminer
ce qui est juste dans le concret des situations historiques[97].
[92] Les droits naturels
sont des mesures des rapports humains antérieurs à la volonté du législateur.
Ils sont donnés dès que les hommes vivent en société. Le droit naturel est ce
qui est naturellement juste avant toute formulation légale. Il s’exprime en
particulier dans les droits subjectifs de la personne, comme le droit au
respect de sa propre vie, à l’intégrité de sa personne, à la liberté
religieuse, à la liberté de pensée, le droit de fonder une famille et d’élever
ses enfants selon ses convictions, le droit de s’associer avec d’autres, de
participer à la vie de la collectivité… Ces droits, auxquels la pensée
contemporaine accorde une très grande importance, ont leur source, non dans les
désirs fluctuants des individus, mais dans la structure même des êtres humains
et de leurs relations humanisantes. Les droits de la personne humaine émergent
donc de l’ordre juste qui doit régner dans les relations entre les hommes.
Reconnaître ces droits naturels de l’homme revient à reconnaître l’ordre
objectif des relations humaines fondé sur la loi naturelle.
e) L’ordre politique n’est pas l’ordre eschatologique.
[93] Dans l’histoire des
sociétés humaines, l’ordre politique a souvent été conçu comme le reflet d’un
ordre transcendant et divin. Ainsi les anciennes cosmologies fondaient et
justifiaient des théologies politiques dans lesquelles le souverain assurait le
lien entre le cosmos et l’univers humain. Il s’agissait de faire entrer
l’univers des hommes dans l’harmonie préétablie du monde. Avec l’apparition du
monothéisme biblique, l’univers est conçu comme obéissant aux lois que le
Créateur lui a données. L’ordre de la Cité est atteint lorsque les lois de
Dieu, par ailleurs inscrites dans les cœurs, sont respectées. Longtemps des
formes de théocratie ont pu prévaloir dans des sociétés qui s’organisaient
selon des principes et des valeurs tirés de leurs livres saints. Il n’y avait
pas de distinction entre la sphère de la révélation religieuse et la sphère de
l’organisation de la Cité. Mais la Bible a désacralisé le pouvoir humain, même
si des siècles d’osmose théocratique, y compris en milieu chrétien, ont
obscurci cette distinction essentielle entre ordre politique et ordre
religieux. À cet égard, il convient de bien distinguer la situation de la
première alliance, où la loi divine donnée par Dieu était aussi loi du peuple
d’Israël, et celle de la nouvelle alliance, qui est porteuse de la distinction
et de l’autonomie relative des ordres religieux et politique.
[94] La révélation
biblique invite l’humanité à considérer que l’ordre de la création est un ordre
universel auquel participe toute l’humanité, et que cet ordre est accessible à
la raison. Lorsque nous parlons de loi naturelle, c’est de cet ordre voulu par
Dieu et saisi par la raison humaine qu’il s’agit. La Bible pose la distinction
entre cet ordre de la création et l’ordre de la grâce auquel donne accès la foi
au Christ. Or, l’ordre de la Cité n’est pas cet ordre définitif ou
eschatologique. Le domaine du politique n’est pas celui de la Cité céleste, don
gratuit de Dieu. Il relève de l’ordre imparfait et transitoire dans lequel
vivent les hommes, tout en marchant vers leur accomplissement dans l’au-delà de
l’histoire. Le propre de la Cité terrestre, selon saint Augustin, est d’être
mélangée : les justes et les injustes, les croyants et les incroyants s’y
côtoient[98]. Ils doivent temporairement vivre
ensemble, selon les exigences de leur nature et les capacités de leur raison.
[95] L’État ne peut donc
s’ériger en porteur du sens ultime. Il ne peut imposer ni une idéologie
globale, ni une religion (même séculière), ni une pensée unique. Le domaine du
sens ultime est pris en charge, dans la société civile, par les organisations
religieuses, les philosophies et les spiritualités, à charge pour elles de
contribuer au bien commun, de renforcer le lien social et de promouvoir les
valeurs universelles qui fondent l’ordre politique lui-même. L’ordre politique
n’a pas vocation à transposer sur terre le Royaume de Dieu à venir. Il peut
l’anticiper par ses avancées dans le domaine de la justice, de la solidarité et
de la paix. Il ne saurait vouloir l’instaurer par la contrainte.
f) L’ordre politique est un ordre temporel et rationnel.
[96] Si l’ordre
politique n’est pas le domaine de la vérité ultime, il doit cependant rester
ouvert à la recherche perpétuelle de Dieu, de la vérité et de la justice. La «
légitime et saine laïcité de l’État[99] »
consiste dans la distinction de l’ordre surnaturel de la foi théologale et de
l’ordre politique. Ce dernier ne peut jamais se confondre avec l’ordre de la
grâce auquel les hommes sont appelés à adhérer librement. Il est plutôt lié à
l’éthique humaine universelle inscrite dans la nature humaine. La Cité doit
ainsi procurer aux personnes qui la composent ce qui est nécessaire à la pleine
réalisation de leur vie humaine, ce qui inclut certaines valeurs spirituelles
et religieuses, ainsi que la liberté pour les citoyens de se déterminer
vis-à-vis de l’Absolu et des biens suprêmes. Mais la Cité, dont le bien commun
est de nature temporelle, ne peut pas procurer les biens proprement surnaturels,
qui sont d’un autre ordre.
[97] Si Dieu et toute
transcendance devaient être bannis de l’horizon du politique, il ne resterait
que le pouvoir de l’homme sur l’homme. De fait, l’ordre politique s’est parfois
donné lui-même comme le dernier horizon du sens pour l’humanité. Les idéologies
et les régimes totalitaires ont démontré qu’un tel ordre politique, sans un
horizon de transcendance, n’est pas humainement acceptable. Cette transcendance
est liée à ce que nous appelons la loi naturelle.
[98] Les osmoses
politico-religieuses du passé comme les expériences totalitaires du XXesiècle
ont conduit, en vertu d’une saine réaction, à remettre aujourd’hui en valeur le
rôle de la raison en politique, conférant ainsi une nouvelle pertinence au
discours aristotélico-thomiste sur la loi naturelle. La politique, c’est-à-dire
l’organisation de la Cité et l’élaboration de ses projets collectifs, relève de
l’ordre naturel et doit mettre en œuvre un débat rationnel ouvert sur la
transcendance.
[99] La loi naturelle qui
est la base de l’ordre social et politique ne réclame pas une adhésion de foi
mais de raison. Certes, la raison elle-même est souvent obscurcie par les
passions, les intérêts contradictoires, les préjugés. Mais la référence
constante à la loi naturelle pousse à une continuelle purification de la
raison. Ainsi seulement l’ordre politique évite le piège de l’arbitraire, des
intérêts particuliers, du mensonge organisé, de la manipulation des esprits. La
référence à la loi naturelle retient l’État de céder à la tentation d’absorber
la société civile et de soumettre les hommes à une idéologie. Elle lui évite
aussi de se développer en État providence qui prive les personnes et les
communautés de toute initiative et les déresponsabilise. La loi naturelle contient
l’idée de l’État de droit qui se structure selon le principe de subsidiarité,
en respectant les personnes et les corps intermédiaires et en régulant leurs
interactions[100].
[100] Les grands mythes
politiques n’ont pu être démasqués qu’avec l’introduction de la règle de la
rationalité et la prise en compte de la transcendance du Dieu d’amour qui
interdit d’adorer l’ordre politique instauré sur la terre. Le Dieu de la Bible
a voulu l’ordre de la création pour que tous les hommes, en se conformant à la
loi qui lui est inhérente, puissent le chercher librement, et l’ayant trouvé,
projettent sur le monde la lumière de la grâce qui est son accomplissement.
5. Jésus-Christ, accomplissement de la loi naturelle
[101] La grâce ne
détruit pas la nature mais elle la guérit, la conforte et la porte à son plein
accomplissement. Par conséquent, même si la loi naturelle est une expression de
la raison commune à tous les hommes et peut être présentée de façon cohérente
et vraie au plan philosophique, elle n’est pas étrangère à l’ordre de la grâce.
Ses exigences demeurent présentes et agissantes dans les différents états théologiques
que traverse une humanité engagée dans l’histoire du salut.
[102] Le dessein de
salut dont le Père éternel a l’initiative se réalise par la mission du Fils qui
donne aux hommes la Loi nouvelle, la Loi de l’Évangile, qui consiste
principalement dans la grâce du Saint-Esprit agissant dans le cœur des croyants
pour les sanctifier. La Loi nouvelle vise avant tout à procurer aux hommes la
participation à la communion trinitaire des personnes divines, mais, en même
temps, elle assume et réalise de façon éminente la loi naturelle. D’une part,
elle en rappelle clairement les exigences qui peuvent être obscurcies par le
péché et par l’ignorance. D’autre part, en les affranchissant de la loi du
péché qui fait que « vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir[101] »,
elle donne aux hommes la capacité effective de surmonter leur égoïsme pour
mettre pleinement en œuvre les exigences humanisantes de la loi naturelle.
a) Le « Logos » incarné, Loi vivante.
[103] Grâce à la lumière
naturelle de leur raison, qui est une participation à la Lumière divine, les
hommes sont capables de scruter l’ordre intelligible de l’univers pour y
découvrir l’expression de la sagesse, de la beauté et de la bonté du Créateur.
À partir de cette connaissance, il leur appartient de s’insérer dans cet ordre
par leur agir moral. Or, en vertu d’un regard plus profond sur le dessein de Dieu
dont l’acte créateur est le prélude, l’Écriture enseigne aux croyants que ce
monde a été créé dans, par et pour le Logos, le Verbe de Dieu, le Fils
bien-aimé du Père, la Sagesse incréée, et qu’il a en Lui sa vie et sa
subsistance. En effet, le Fils est « l’Image du Dieu invisible, Premier-Né de
toute créature, car c’est en lui (en auto) qu’ont été créées toutes choses, dans
les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles […] ; tout a été créé
par lui (di’autou) et pour
lui (eis auton). Il est avant toutes choses et tout subsiste en lui (en
auto)[102] ».
Le Logos est donc la clé
de la création. L’homme, créé à l’image de Dieu, porte en lui une empreinte
toute spéciale de ce Logospersonnel. Aussi a-t-il vocation à
être conformé et assimilé au Fils, « aîné d’une multitude de frères[103] ».
[104] Mais, par le
péché, l’homme a fait un mauvais usage de sa liberté et il s’est détourné de la
source de la sagesse. Ce faisant, il a faussé la perception qu’il pouvait avoir
de l’ordre objectif des choses, même au plan naturel. Les hommes, sachant que
leurs œuvres sont mauvaises, haïssent la lumière et ils élaborent de fausses
théories pour justifier leurs péchés[104]. Aussi l’image de Dieu dans l’homme
est-elle gravement obscurcie. Même si leur nature les renvoie encore à un
accomplissement en Dieu au-delà d’eux-mêmes (la créature ne peut à ce point se
pervertir qu’elle ne perçoive plus les témoignages que le Créateur se rend dans
la création), les hommes sont de fait atteints si gravement par le péché qu’ils
méconnaissent le sens profond du monde et l’interprètent en termes de plaisir,
d’argent ou de pouvoir.
[105] Par son
incarnation salvifique, le Logos, assumant une nature humaine, a
restauré l’image de Dieu et il a rendu l’homme à lui-même. Ainsi Jésus-Christ,
Nouvel Adam, conduit à son achèvement le dessein originel du Père sur l’homme
et, par le fait même, révèle l’homme à lui-même : « En réalité, le mystère de
l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe Incarné. Adam, en
effet, le premier homme, était la figure de Celui qui devait venir, le Christ Seigneur.
Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son
amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de
sa vocation. […] “Image du Dieu invisible” (Col 1, 15), Il est l’Homme parfait
qui a restauré dans la descendance d’Adam la ressemblance divine, altérée dès
le premier péché. Parce qu’en Lui la nature humaine a été assumée, non
absorbée, par le fait même, cette nature a été élevée en nous aussi à une
dignité sans égale[105]. » En sa personne, Jésus-Christ donne
donc à voir une vie humaine exemplaire, pleinement conforme à la loi naturelle.
Il est ainsi le critère ultime pour déchiffrer correctement quels sont les
désirs naturels authentiques de l’homme, quand ils ne sont pas occultés par les
distorsions introduites par le péché et les passions déréglées.
[106] L’incarnation du
Fils a été préparée par l’économie de la Loi ancienne, signe de l’amour de Dieu
pour son peuple Israël. Pour certains Pères, une des raisons pour lesquelles
Dieu donna une loi écrite à Moïse fut de rappeler aux hommes les exigences de
la loi naturellement écrites dans leur cœur mais que le péché avait
partiellement obscurcies et effacées[106]. Cette Loi, à laquelle le judaïsme a
identifié la Sagesse préexistante qui préside aux destinées de l’univers[107], mettait ainsi à la portée d’hommes marqués
par le péché la pratique concrète de la vraie sagesse qui consiste dans l’amour
de Dieu et du prochain. Elle contenait des préceptes liturgiques et juridiques
positifs mais aussi des prescriptions morales, résumées dans le Décalogue, qui
correspondaient aux implications essentielles de la loi naturelle. Aussi la
tradition chrétienne a-t-elle vu dans le Décalogue une expression privilégiée
et toujours valable de la loi naturelle[108].
[107] Jésus-Christ n’est
« pas venu abolir mais accomplir » la Loi[109]. Comme il ressort des textes
évangéliques, Jésus « enseignait comme ayant autorité, et non pas comme les
scribes[110] »
et il n’hésitait pas à relativiser, voire à abroger, certaines dispositions
positives particulières et temporaires de la Loi. Mais il en a aussi confirmé
le contenu essentiel et, en sa personne, il a porté la pratique de la Loi à sa
perfection en assumant par amour les différents types de préceptes – moraux,
cultuels et judiciaires – de la Loi mosaïque, qui correspondent aux trois
fonctions de prophète, de prêtre et de roi. Saint Paul affirme que le Christ
est la fin (telos) de la Loi[111]. Telos a
ici un double sens. Le Christ est le « but » de la Loi, au sens où la Loi est
un moyen pédagogique qui avait vocation de conduire les hommes jusqu’au Christ.
Mais aussi, pour tous ceux qui par la foi vivent en lui de l’Esprit d’amour, le
Christ « met un terme » aux obligations positives de la Loi surajoutées aux exigences
de la loi naturelle[112].
[108] Jésus a, en effet,
mis en valeur, de multiples manières, la primauté éthique de la charité, qui
unit inséparablement amour de Dieu et amour du prochain[113]. La charité est le « commandement
nouveau[114] »
qui récapitule toute la Loi et en donne la clé d’interprétation : « À ces deux
commandements se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes[115]. » Elle livre aussi le sens profond de
la règle d’or. « Ne fais à personne ce que tu n’aimerais pas subir[116] »
devient avec le Christ le commandement d’aimer sans limites. Le contexte dans
lequel Jésus cite la règle d’or détermine en profondeur sa compréhension. Elle
se trouve au centre d’une section qui commence par le commandement « Aimez vos
ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent » et qui culmine dans
l’exhortation « Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est
miséricordieux[117] ».
Au-delà d’une règle de justice commutative, elle revêt la forme d’un défi :
elle invite à prendre l’initiative d’un amour qui est don de soi. La parabole
du bon Samaritain est caractéristique de cette application chrétienne de la
règle d’or : le centre d’intérêt passe du souci de soi au souci d’autrui[118]. Les béatitudes et le sermon sur la
montagne explicitent la manière dont doit être vécu le commandement de l’amour,
dans la gratuité et le sens de l’autre, éléments propres à la nouvelle
perspective assumée par l’amour chrétien. Ainsi la pratique de l’amour surmonte
toute fermeture et toute limite. Elle acquiert une dimension universelle et une
force inégalable puisqu’elle rend la personne capable de faire ce qui serait
impossible sans l’amour.
[109] Mais c’est surtout
dans le mystère de sa sainte Passion que Jésus accomplit la loi d’amour. Là,
comme Amour incarné, il révèle d’une manière pleinement humaine ce qu’est
l’amour et ce qu’il implique : donner sa vie pour ceux qu’on aime[119]. « Comme il avait aimé les siens qui
étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin[120]. » Par obéissance d’amour au Père et
par désir de sa gloire qui consiste dans le salut des hommes, Jésus accepte la
souffrance et la mort de la Croix en faveur des pécheurs. La personne même du
Christ,Logos et Sagesse incarnés, devient ainsi la
loi vivante, la norme suprême pour toute éthique chrétienne. La sequela
Christi, l’imitatio Christi sont les chemins concrets pour
réaliser la Loi dans toutes ses dimensions.
b) Le Saint-Esprit et la Loi nouvelle de liberté.
[110] Jésus-Christ n’est
pas seulement un modèle éthique à imiter mais, par et dans son mystère pascal,
il est le Sauveur qui donne aux hommes la possibilité réelle de mettre en œuvre
la loi d’amour. En effet, le mystère pascal culmine dans le don du
Saint-Esprit, l’Esprit d’amour commun au Père et au Fils, qui unit les
disciples entre eux, au Christ et enfin au Père. En « répandant l’amour de Dieu
dans les cœurs[121] »,
le Saint-Esprit devient le principe intérieur et la règle suprême de l’action
des croyants. Il leur donne d’accomplir spontanément et avec justesse toutes
les exigences de l’amour. « Laissez-vous mener par l’Esprit et vous ne risquerez
pas de satisfaire la convoitise charnelle[122]. » Ainsi s’accomplit la promesse : « Je
vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau, j’ôterai
de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. Je
mettrai mon esprit en vous et je ferai que vous marchiez selon mes lois et que
vous observiez et pratiquiez mes coutumes[123]. »
[111] La grâce du
Saint-Esprit constitue l’élément principal de la Loi nouvelle ou Loi de
l’Évangile[124]. La prédication de l’Église, la
célébration des sacrements, les dispositions prises par l’Église pour favoriser
chez ses membres le développement de la vie dans l’Esprit sont totalement
référées à la croissance personnelle de chaque croyant dans la sainteté de
l’amour. Avec la Loi nouvelle qui est une loi essentiellement intérieure, « loi
parfaite de liberté[125] »,
le désir d’autonomie et de liberté dans la vérité qui habite le cœur de l’homme
atteint ici-bas sa plus parfaite réalisation. C’est du plus intime de la
personne, habitée par le Christ et transformée par l’Esprit, que jaillit son
agir moral[126]. Mais cette liberté est toute au
service de l’amour : « Vous, mes frères, vous avez été appelés à la liberté ;
seulement, que cette liberté ne se tourne pas en prétexte pour la chair ; mais
par la charité mettez-vous au service les uns des autres[127]. »
[112] La Loi nouvelle de
l’Évangile inclut, assume et accomplit les exigences de la loi naturelle. Les
orientations de la loi naturelle ne sont donc pas des instances normatives
extérieures par rapport à la Loi nouvelle. Elles en sont une partie
constitutive, bien que seconde et toute ordonnée à l’élément principal, qui est
la grâce du Christ[128]. C’est donc à la lumière de la raison
éclairée désormais par la foi vive que l’homme saisit au mieux les orientations
de la loi naturelle qui lui indiquent le chemin du plein épanouissement de son
humanité. Ainsi, la loi naturelle, d’une part, entretient « un lien fondamental
avec la Loi nouvelle de l’Esprit de vie dans le Christ Jésus et, d’autre part,
offre une large base de dialogue avec les personnes d’autre orientation ou
formation, en vue de la recherche du bien commun[129] ».
Conclusion
[113] L’Église
catholique, consciente de la nécessité pour les hommes de rechercher en commun
les règles d’un vivre ensemble dans la justice et la paix, souhaite partager
avec les religions, les sagesses et les philosophies de notre temps les
ressources du concept de loi naturelle. Nous appelons loi naturelle le
fondement d’une éthique universelle que nous cherchons à dégager de
l’observation et de la réflexion sur notre condition humaine commune. Elle est
la loi morale inscrite dans le cœur des hommes et dont l’humanité prend de
mieux en mieux conscience au fur et à mesure qu’elle avance dans l’histoire.
Cette loi naturelle n’a rien de statique dans son expression. Elle ne consiste
pas en une liste de préceptes définitifs et immuables. Elle est une source
d’inspiration toujours jaillissante dans la recherche d’un fondement objectif à
une éthique universelle.
[114] Notre conviction
de foi est que le Christ révèle la plénitude de l’humain en l’accomplissant
dans sa personne. Mais cette révélation, pour spécifique qu’elle soit, rejoint
et confirme des éléments déjà présents dans la pensée rationnelle des sagesses
de l’humanité. Le concept de loi naturelle est donc d’abord philosophique et,
comme tel, il permet un dialogue qui, dans le respect des convictions
religieuses de chacun, fait appel à ce qu’il y a d’universellement humain dans
chaque être humain. Un échange sur le plan de la raison est possible lorsqu’il
s’agit d’expérimenter et de dire ce qu’il y a de commun à tous les hommes doués
de raison et de dégager les exigences de la vie en société.
[115] La découverte de
la loi naturelle répond à la quête d’une humanité qui, depuis toujours, cherche
à se donner des règles pour la vie morale et la vie en société. Cette vie en
société concerne tout un arc de relations qui va de la cellule familiale
jusqu’aux relations internationales, en passant par la vie économique, la
société civile, la communauté politique. Pour pouvoir être reconnues par tous
les hommes, dans toutes les cultures, les normes du comportement en société
doivent avoir leur source dans la personne humaine elle-même, ses besoins, ses
inclinations. Ces normes, élaborées par la réflexion et soutenues par le droit,
peuvent ainsi être intériorisées par tous. Après la Seconde Guerre mondiale,
les nations du monde entier ont su se doter d’une Déclaration universelle des
droits de l’homme qui suggère implicitement que la source des droits humains
inaliénables se situe dans la dignité de toute personne humaine. La présente
contribution n’avait pas d’autre but que d’aider à réfléchir sur cette source
de la moralité personnelle et collective.
[116] En apportant notre
contribution propre à la recherche d’une éthique universelle, et en en
proposant un fondement rationnellement justifiable, nous souhaitons inviter les
experts et les porte-parole des grandes traditions religieuses, sapientielles
et philosophiques de l’humanité à procéder à un travail analogue à partir de
leurs propres sources afin d’aboutir à la reconnaissance commune de normes
morales universelles fondées sur une approche rationnelle de la réalité. Ce
travail est nécessaire et urgent. Nous devons parvenir à nous dire, par-delà
les divergences de nos convictions religieuses et la diversité de nos présupposés
culturels, quelles sont les valeurs fondamentales pour notre commune humanité,
de manière à travailler ensemble à promouvoir compréhension, reconnaissance
mutuelle et coopération pacifique entre toutes les composantes de la famille
humaine.
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