VERITATIS
SPLENDOR JEAN-PAUL II
SUR
QUELQUES QUESTIONS FONDAMENTALES DE L'ENSEIGNEMENT MORAL DE L'ÉGLISE
Bénédiction
Vénérés Frères dans l'épiscopat,
salut et Bénédiction apostolique!
salut et Bénédiction apostolique!
LA SPLENDEUR DE LA VERITE se reflète dans toutes
les œuvres du Créateur et, d'une manière particulière, dans l'homme créé à
l'image et à la ressemblance de Dieu (cf. Gn 1, 26) : la vérité éclaire
l'intelligence et donne sa forme à la liberté de l'homme, qui, de cette façon,
est amené à connaître et à aimer le Seigneur. C'est dans ce sens que prie le
psalmiste : « Fais lever sur nous la lumière de ta face » (Ps 4, 7).
INTRODUCTION
Jésus Christ, lumière véritable qui
illumine tout homme
1. Appelés au salut par la foi en Jésus
Christ, « lumière véritable qui éclaire tout homme » (Jn 1, 9), les hommes
deviennent « lumière dans le Seigneur » et « enfants de la lumière » (Ep 5, 8),
et ils se sanctifient par « l'obéissance à la vérité » (1 P 1, 22).
Cette obéissance n'est pas toujours
facile. A la suite du mystérieux péché originel, commis à l'instigation de
Satan, « menteur et père du mensonge » (Jn 8, 44), l'homme est tenté en
permanence de détourner son regard du Dieu vivant et vrai pour le porter vers
les idoles (cf. Th 1, 9), échangeant « la vérité de Dieu contre le mensonge »
(Rm 1, 25) ; même la capacité de connaître la vérité se trouve alors obscurcie
et sa volonté de s'y soumettre, affaiblie. Et ainsi, en s'abandonnant au
relativisme et au scepticisme (cf. Jn 18, 38), l'homme recherche une liberté
illusoire en dehors de la vérité elle-même.
Mais les ténèbres de l'erreur et du péché
ne peuvent supprimer totalement en l'homme la lumière du Dieu Créateur. De ce
fait, la nostalgie de la vérité absolue et la soif de parvenir à la plénitude
de sa connaissance demeurent toujours au fond de son cœur. L'inépuisable
recherche humaine dans tous les domaines et dans tous les secteurs en est la
preuve éloquente. Sa recherche du sens
de la vie le montre encore davantage. Le développement de la science
et de la technique, magnifique témoignage des capacités de l'intelligence et de
la ténacité des hommes, ne dispense pas l'humanité de se poser les questions
religieuses essentielles ; il la pousse plutôt à affronter les combats les plus
douloureux et les plus décisifs, ceux du cœur et de la conscience morale.
2. Aucun homme ne peut se dérober aux
questions fondamentales : Que
dois-je faire ? Comment discerner le bien du mal ? La réponse n'est
possible que grâce à la splendeur de la vérité qui éclaire les profondeurs de
l'esprit humain, comme l'atteste le psalmiste : « Beaucoup disent : " Qui
nous fera voir le bonheur ? " Fais lever sur nous, Seigneur, la lumière de
ta face » (Ps 4, 7).
La lumière de la face de Dieu brille de
tout son éclat sur le visage de Jésus Christ, « image du Dieu invisible » (Col
1, 15), « resplendissement de sa gloire » (He 1, 3), « plein de grâce et de
vérité » (Jn 1, 14) : il est « le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14, 6). De
ce fait, la réponse décisive à toute interrogation de l'homme, en particulier à
ses interrogations religieuses et morales, est donnée par Jésus Christ ; bien
plus, c'est Jésus Christ lui-même, comme le rappelle le deuxième Concile du
Vatican : « En réalité, le mystère
de l'homme ne s'éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. Adam,
en effet, le premier homme, était la figure de Celui qui devait venir, le
Christ Seigneur. Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du
Père et de son amour, manifeste pleinement l'homme à lui-même et lui découvre la
sublimité de sa vocation » 1.
Le Christ, « la lumière des nations »,
éclaire le visage de son Eglise, qu'il envoie dans le monde entier pour
annoncer l'Evangile à toute créature (cf. Mc 16, 15) 2. Ainsi, peuple de Dieu
au milieu des nations 3, l'Eglise, attentive aux nouveaux défis de l'histoire
et aux efforts que les hommes accomplissent dans la recherche du sens de la
vie, propose à tous la réponse qui vient de la vérité de Jésus Christ et de son
Evangile. L'Eglise a toujours la vive conscience de son « devoir, à tout
moment, de scruter les signes des temps, et de les interpréter à la lumière de
l'Evangile, de telle sorte qu'elle puisse répondre, d'une manière adaptée à
chaque génération, aux questions éternelles des hommes sur le sens de la vie
présente et future et sur leurs relations réciproques » 4.
3. Les pasteurs de l'Eglise, en communion
avec le Successeur de Pierre, sont proches des fidèles dans cet effort, les
accompagnent et les guident par leur magistère, trouvant des expressions
toujours nouvelles de l'amour et de la miséricorde pour se tourner non
seulement vers les croyants, mais vers tous les hommes de bonne volonté. Le
Concile Vatican II demeure un témoignage extraordinaire de cette attitude de
l'Eglise qui, « experte en humanité » 5, se met au service de tout homme et du
monde entier 6.
L'Eglise sait que la question morale
rejoint en profondeur tout homme, implique tous les hommes, même ceux qui ne
connaissent ni le Christ et son Evangile, ni même Dieu. Elle sait que
précisément sur le chemin de la vie
morale la voie du salut est ouverte à tous,comme l'a clairement rappelé le
Concile Vatican II : « Ceux qui, sans qu'il y ait de leur faute, ignorent
l'Evangile du Christ et son Eglise, mais cherchent pourtant Dieu d'un cœur
sincère, et s'efforcent, sous l'influence de sa grâce, d'agir de façon à
accomplir sa volonté telle que leur conscience la leur révèle et la leur dicte,
ceux-là peuvent arriver au salut éternel ». Et il ajoute : « A ceux-là mêmes
qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance
expresse de Dieu, mais travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie
droite, la divine Providence ne refuse pas les secours nécessaires à leur
salut. En effet, tout ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai,
l'Eglise le considère comme une préparation évangélique et comme un don de
Celui qui illumine tout homme pour que, finalement, il ait la vie » 7.
L'objet de la présente encyclique
4. Depuis toujours, mais particulièrement
au cours des deux derniers siècles, les Souverains Pontifes, personnellement ou
avec le Collège épiscopal, ont développé et proposé un enseignement moral sur
les multiples aspects différents de
la vie humaine. Au nom du Christ et avec son autorité, ils ont
exhorté, dénoncé et expliqué ; fidèles à leur mission, dans les combats en
faveur de l'homme, ils ont conforté, soutenu et consolé ; avec la certitude de
l'assistance de l'Esprit de vérité, ils ont contribué à une meilleure
intelligence des exigences morales dans le domaine de la sexualité humaine, de
la famille, de la vie sociale, économique et politique. Dans la tradition de
l'Eglise et dans l'histoire de l'humanité, leur enseignement constitue un
approfondissement incessant de la connaissance morale 8.
Aujourd'hui, cependant, il paraît nécessaire de relire l'ensemble de
l'enseignement moral de l'Eglise, dans le but précis de rappeler
quelques vérités fondamentales de la doctrine catholique, qui risquent d'être
déformées ou rejetées dans le contexte actuel. En effet, une nouvelle situation est apparue dans la
communauté chrétienne elle-même, qui a connu la diffusion de nombreux
doutes et de nombreuses objections, d'ordre humain et psychologique, social et
culturel, religieux et même proprement théologique, au sujet des enseignements
moraux de l'Eglise. Il ne s'agit plus d'oppositions limitées et occasionnelles,
mais d'une mise en discussion globale et systématique du patrimoine moral,
fondée sur des conceptions anthropologiques et éthiques déterminées. Au point
de départ de ces conceptions, on note l'influence plus ou moins masquée de
courants de pensée qui en viennent à séparer la liberté humaine de sa relation
nécessaire et constitutive à la vérité. Ainsi, on repousse la doctrine
traditionnelle de la loi naturelle, de l'universalité et de la validité
permanente de ses préceptes ; certains enseignements moraux de l'Eglise sont
simplement déclarés inacceptables ; on estime que le Magistère lui-même ne peut
intervenir en matière morale que pour « exhorter les consciences » et « pour proposer
les valeurs » dont chacun s'inspirera ensuite, de manière autonome, dans ses
décisions et dans ses choix de vie.
Il faut noter, en particulier, la discordance entre la réponse
traditionnelle de l'Eglise et certaines positions théologiques, répandues
même dans des séminaires et des facultés de théologie,sur des questions de première importance pour l'Eglise et pour
la vie de foi des chrétiens, ainsi que pour la convivialité humaine. On
s'interroge notamment : les commandements de Dieu, qui sont inscrits dans le
cœur de l'homme et qui appartiennent à l'Alliance, ont-ils réellement la
capacité d'éclairer les choix quotidiens de chaque personne et des sociétés
entières ? Est-il possible d'obéir à Dieu, et donc d'aimer Dieu et son
prochain, sans respecter ces commandements dans toutes les situations ?
L'opinion qui met en doute le lien intrinsèque et indissoluble unissant entre
elles la foi et la morale est répandue, elle aussi, comme si l'appartenance à
l'Eglise et son unité interne devaient être décidées uniquement par rapport à
la foi, tandis qu'il serait possible de tolérer en matière morale une pluralité
d'opinions et de comportements, laissés au jugement de la conscience subjective
individuelle ou dépendant de la diversité des contextes sociaux et culturels.
5. Dans un tel contexte, toujours actuel,
la décision a mûri en moi d'écrire — comme je l'annonçais déjà dans la Lettre
apostoliqueSpiritus Domini, publiée
le 1er août 1987 à l'occasion du deuxième centenaire de la mort de saint
Alphonse-Marie de Liguori — une encyclique destinée à traiter « plus
profondément et plus amplement les questions concernant les fondements mêmes de
la théologie morale » 9, fondements qui sont attaqués par certains courants
contemporains.
Je m'adresse à vous, vénérés Frères dans
l'épiscopat qui partagez avec moi la responsabilité de garder « la saine
doctrine » (2 Tm 4, 3), dans l'intention de préciser certains aspects doctrinaux qui paraissent déterminants pour
faire face à ce qui est sans aucun doute une véritable crise, tant les
difficultés entraînées sont graves pour la vie morale des fidèles, pour la
communion dans l'Eglise et aussi pour une vie sociale juste et solidaire.
Si cette encyclique, attendue depuis
longtemps, n'est publiée que maintenant, c'est notamment parce qu'il est apparu
opportun de la faire précéder du Catéchisme
de l'Eglise catholique, qui contient un exposé complet et systématique
de la doctrine morale chrétienne. Le catéchisme présente la vie morale des
croyants, dans ses fondements et dans les multiples aspects de son contenu,
comme une vie de « fils de Dieu » : « En reconnaissant dans la foi leur dignité
nouvelle, les chrétiens sont appelés à mener désormais une " vie digne de
l'Evangile " (Ph 1, 27). Par les sacrements et la prière, ils reçoivent la
grâce du Christ et les dons de son Esprit qui les en rendent capables » 10. En
renvoyant donc au Catéchisme « comme texte de référence sûr et authentique pour
l'enseignement de la doctrine catholique » 11, l'encyclique se limitera à
développer quelques questions
fondamentales de l'enseignement moral de l'Eglise, en pratiquant un
nécessaire discernement sur des problèmes controversés entre les spécialistes
de l'éthique et de la théologie morale. C'est là l'objet précis de la présente
encyclique, qui entend exposer, sur les problèmes en discussion, les raisons
d'un enseignement moral enraciné dans l'Ecriture Sainte et dans la Tradition
apostolique vivante 12, en mettant simultanément en lumière les présupposés et
les conséquences des contestations dont cet enseignement a été l'objet.
CHAPITRE I - «MAÎTRE,
QUE DOIS-JE FAIRE DE BON?» (Mt 19,
16) - Le Christ et la réponse à la question morale
« Un homme s'approcha... » (Mt 19, 16)
6. Le dialogue de Jésus avec le jeune homme riche, rapporté au
chapitre 19 de l'Evangile de saint Matthieu, peut constituer une trame
utile pour réentendre, de
manière vivante et directe, l'enseignement
moral de Jésus : « Et voici qu'un homme s'approcha et lui dit : "
Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? " Il lui
dit : " Qu'as-tu à m'interroger sur ce qui est bon ? Un seul est le Bon.
Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements " — "
Lesquels ? " lui dit-il. Jésus reprit : " Tu ne tueras pas, tu ne
commettras pas d'adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux
témoignage, honore ton père et ta mère, et tu aimeras ton prochain comme
toi-même ". " Tout cela, lui dit le jeune homme, je l'ai observé ;
que me manque-t-il encore ? Jésus lui déclara : " Si tu veux être parfait,
va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor
dans les cieux ; puis viens, suismoi " » (Mt 19, 16-21) 13.
7. « Et voici qu'un homme... ». Dans le jeune homme, que l'Evangile de
Matthieu ne nomme pas, nous pouvons reconnaître tout homme qui, consciemment ou non, s'approche du Christ, Rédempteur de l'homme,
et qui lui pose la question morale. Pour le jeune homme, avant d'être
une question sur les règles à observer, c'est une question de plénitude de sens pour sa vie. C'est là, en effet,
l'aspiration qui est à la source de toute décision et de toute action humaines,
la recherche secrète et l'élan intime qui meuvent la liberté. En dernier lieu,
cette question traduit une aspiration au Bien absolu qui nous attire et nous
appelle à lui ; elle est l'écho de la vocation qui vient de Dieu, origine et
fin de la vie humaine. Dans cette même perspective, le Concile Vatican II a
invité à approfondir la théologie morale de telle sorte que son exposition
mette en valeur la très haute vocation que les fidèles ont reçue dans le Christ
14, unique réponse qui comble pleinement le désir du cœur humain.
Pour que les hommes
puissent vivre cette « rencontre » avec le Christ, Dieu a voulu son
Eglise. En effet, « l'Eglise désire servir cet
objectif unique : que tout homme puisse retrouver le Christ, afin que le Christ
puisse parcourir la route de l'existence, en compagnie de chacun » 15.
«Maître, que dois-je
faire de bon pour obtenir la vie éternelle?» (Mt 19, 16)
8. C'est du fond du cœur que le jeune
homme riche adresse cette question à Jésus de Nazareth, question essentielle et inéluctable pour la
vie de tout homme : elle concerne, en effet, le bien moral à pratiquer
et la vie éternelle. L'interlocuteur de Jésus pressent qu'il existe un lien
entre le bien moral et le plein accomplissement de sa destinée personnelle.
C'est un israélite pieux qui a grandi, pour ainsi dire, à l'ombre de la Loi du
Seigneur. S'il pose cette question à Jésus, nous pouvons imaginer qu'il ne le
fait pas par ignorance de la réponse inscrite dans la Loi. Il est plus probable
que l'attrait de la personne de Jésus fait naître en lui de nouvelles
interrogations sur le bien moral. Le jeune homme ressentait l'exigence
d'approcher Celui qui avait commencé sa prédication par cette nouvelle et
décisive annonce : « Le temps est accompli et le Royaume de Dieu est tout
proche : repentez-vous et croyez à l'Evangile » (Mc 1, 15).
Il convient que l'homme
d'aujourd'hui se tourne de nouveau vers le Christ pour recevoir de lui la
réponse sur ce qui est bien et sur ce qui est mal. Le
Christ est le Maître, le Ressuscité qui a en lui la vie et qui est toujours
présent dans son Eglise et dans le monde. Il ouvre aux fidèles le livre des
Ecritures et, en révélant pleinement la volonté du Père, il enseigne la vérité
sur l'agir moral. A la source et au sommet de l'économie du salut, le Christ,
Alpha et Oméga de l'histoire humaine (cf. Ap 1, 8 ; 21, 6 ; 22, 13), révèle la
condition de l'homme et sa vocation intégrale. C'est pourquoi « l'homme qui
veut se comprendre lui-même jusqu'au fond ne doit pas se contenter pour son
être propre de critères et de mesures qui seraient immédiats, partiaux, souvent
superficiels et même seulement apparents ; mais il doit, avec ses inquiétudes,
ses incertitudes et même avec sa faiblesse et son péché, avec sa vie et sa
mort, s'approcher du Christ. Il doit, pour ainsi dire, entrer dans le Christ
avec tout son être, il doit " s'approprier " et assimiler toute la
réalité de l'Incarnation et de la Rédemption pour se retrouver lui-même. S'il
laisse ce processus se réaliser profondément en lui, il produit alors des
fruits non seulement d'adoration envers Dieu, mais aussi de profond
émerveillement pour lui-même » 16.
Si nous voulons pénétrer au cœur de la
morale évangélique et en recueillir le contenu profond et immuable, nous devons
donc rechercher soigneusement le sens de l'interrogation du jeune homme riche
de l'Evangile et, plus encore, le sens de la réponse de Jésus, en nous laissant
guider par Lui. Jésus, en effet, avec une délicate attention pédagogique,
répond en conduisant le jeune homme presque par la main, pas à pas, vers la
vérité tout entière.
« Un seul est le Bon » (Mt 19, 17)
9. Jésus dit : « Qu'as-tu à m'interroger
sur ce qui est bon ? Un seul est le Bon. Si tu veux entrer dans la vie, observe
les commandements » (Mt 19, 17). Dans la version des évangélistes Marc et Luc,
la question est ainsi formulée : « Pourquoi m'appelles-tu bon ? Nul n'est bon
que Dieu seul » (Mc 10, 18 ; cf. Lc 18, 19).
Avant de répondre à la question, Jésus
veut que le jeune homme clarifie pour lui-même le motif de sa démarche. Le «
bon Maître » montre à son interlocuteur — et à nous tous — que la réponse à
l'interrogation « que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? » ne
peut être trouvée qu'en orientant son esprit et son cœur vers Celui qui « seul
est le Bon » : « Nul n'est bon que Dieu seul » (Mc 10, 18 ; cf. Lc 18,
19). Dieu seul peut répondre à la
question sur le bien, parce qu'il est le Bien.
En effet, s'interroger sur le bien signifie en dernier ressort se tourner vers
Dieu, plénitude de la bonté. Jésus manifeste que la demande du jeune
homme est en réalité unedemande
religieuse, et que la bonté, qui attire et en même temps engage
l'homme, a sa source en Dieu, bien plus, qu'elle est Dieu lui-même, qui seul
mérite d'être aimé « de tout 1 cœur, de toute 2 âme et de tout 3 esprit » (Mt
22, 37), Dieu qui est la source du bonheur de l'homme. Jésus rapproche la
question de l'action moralement bonne de ses racines religieuses et de la
reconnaissance de Dieu, unique bonté, plénitude de la vie, fin ultime de l'agir
humain, béatitude parfaite.
10. Instruite par les paroles du Maître,
l'Eglise croit que l'homme, fait à l'image du Créateur, racheté par le sang du
Christ et sanctifié par la présence du Saint-Esprit, a comme fin ultime de son
existence d'être « à la louange de
la gloire » de Dieu (cf. Ep 1, 12), en faisant en sorte que chacune de
ses actions soit le reflet de sa splendeur. « Donc, connais-toi toi-même, ô
belle âme : tu es l'image de Dieu, écrit
saint Ambroise. Connais-toi toi-même, ô homme : tu es la gloire de Dieu (1 Co 11, 7). Ecoute de quelle manière tu en
es la gloire. Le prophète dit : ta
sagesse est devenue admirable, car elle provient de moi (Ps 138, 6),
c'est-à-dire que, dans mes œuvres, ta majesté est la plus admirable, ta sagesse
est exaltée dans le cœur de l'homme. Alors que je me regarde moi-même, que tu
scrutes mes pensées secrètes et mes sentiments profonds, je reconnais les
mystères de ta science. Donc, connais-toi toi-même, ô homme, et tu découvriras
combien tu es grand, et veille sur toi... » 17.
Ce qu'est l'homme et ce
qu'il doit faire se découvrent au moment où Dieu se révèle lui-même. En
effet, le Décalogue s'appuie sur ces paroles : « Je suis le Seigneur, ton Dieu,
qui t'ai fait sortir du pays d'Egypte, de la maison de servitude. Tu n'auras
pas d'autres dieux devant moi » (Ex 20, 2-3). Dans les « dix paroles » de
l'Alliance avec Israël, et dans toute la Loi, Dieu se fait connaître et
reconnaître comme Celui qui « seul est le Bon » ; comme Celui qui, malgré le
péché de l'homme, continue à rester le « modèle » de l'agir moral, selon
l'appel qu'il adresse : « Soyez saints, car moi, le Seigneur votre Dieu, je
suis saint » (Lv 19, 2) ; comme Celui qui, fidèle à son amour pour l'homme, lui
donne sa Loi (cf. Ex 19, 9-24 ; 20, 18-21) pour rétablir l'harmonie originelle
avec le Créateur et avec la création, et plus encore pour l'introduire dans son
amour : « Je vivrai au milieu de vous, je serai votre Dieu et vous serez mon
peuple » (Lv 26, 12).
La vie morale se
présente comme la réponse due aux initiatives
gratuites que l'amour de Dieu multiplie dans ses relations avec l'homme. Elle
est une réponse d'amour, selon
l'énoncé qu'en donne le commandement fondamental du Deutéronome : « Ecoute, Israël : le Seigneur notre Dieu
est le seul Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de
toute ton âme et de tout ton pouvoir. Que ces paroles que je te dicte
aujourd'hui restent dans ton cœur ! Tu les répéteras à tes fils » (Dt 6, 4-7).
Ainsi la vie morale, associée dans la gratuité à l'amour de Dieu, est appelée à
refléter la gloire : « Pour qui aime Dieu, il suffit de plaire à Celui qu'il
aime : parce qu'on ne doit pas en attendre une plus grande récompense que cet
amour ; en effet, la charité vient de Dieu, car Dieu lui-même est la charité »
18.
11. L'affirmation « un seul est le Bon »
nous renvoie ainsi à la « première table » des commandements, qui appelle à
reconnaître Dieu comme l'unique Seigneur et l'absolu, et à ne rendre de culte
qu'à lui seul, en raison de son infinie sainteté (cf. Ex 20, 2-11). Le bien, c'est appartenir à Dieu, lui
obéir, marcher humblement avec lui en pratiquant la justice et en
aimant la miséricorde (cf. Mi 6, 8).Reconnaître
le Seigneur comme Dieu est le noyau fondamental, le cœur de la Loi, d'où
découlent et auquel sont ordonnés les préceptes particuliers. Par la pratique
de la morale des commandements se manifeste l'appartenance du peuple d'Israël
au Seigneur, parce que Dieu seul est Celui qui est bon. Tel est le témoignage
de la Sainte Ecriture, pénétrée à chaque page du sens aigu de l'absolue
sainteté de Dieu : « Saint, saint, saint est le Seigneur de l'univers » (Is 6,
3).
Mais si Dieu seul est le Bien, aucun
effort humain, pas même l'observance la plus rigoureuse des commandements, ne
réussit à « accomplir » la Loi, c'est-à-dire à reconnaître le Seigneur comme
Dieu et à lui rendre l'adoration qui n'est due qu'à lui (cf. Mt 4, 10). « L'accomplissement » ne peut venir que d'un
don de Dieu : il est l'offrande d'une participation à la bonté divine
qui se révèle et qui se communique en Jésus, celui que le jeune homme riche
appelle « bon Maître » (Mc 10, 17 ; Lc 18, 18). Ce que, pour l'instant, le
jeune homme ne réussit peut-être qu'à pressentir, sera pleinement révélé à la
fin par Jésus lui-même dans son invitation : « Viens et suis-moi » (Mt 19, 21).
« Si tu veux entrer dans la vie, observe
les commandements »
(Mt 19, 17)
12. Seul Dieu peut répondre à la question
du bien, parce qu'il est le Bien. Mais Dieu a déjà répondu à cette question :
il l'a fait en créant l'homme et en
l'ordonnant avec sagesse et avec amour à sa fin, par le moyen de la
loi inscrite dans son cœur (cf. Rm 2, 15), la « loi naturelle ». Elle « n'est
rien d'autre que la lumière de l'intelligence, infusée en nous par Dieu. Grâce
à elle, nous connaissons ce que nous devons accomplir et ce que nous devons
éviter. Cette lumière et cette loi, Dieu les a données dans la création » 19.
Il les a données ensuite au cours de
l'histoire d'Israël, en particulier par les « dix paroles »,
c'est-à-dire les commandements du
Sinaï,par lesquels Il a fondé l'existence du peuple de l'Alliance (cf. Ex
24) et l'a appelé à être son « bien propre parmi tous les peuples », « une
nation sainte » (Ex 19, 5-6) qui fasse resplendir sa sainteté parmi toutes les
nations (cf. Sg 18, 4 ; Ez 20, 41). Le don du Décalogue est promesse et signe
de l'Alliance nouvelle, lorsque
la Loi sera nouvellement inscrite à jamais dans le cœur de l'homme (cf. Jr 31,
31-34) en remplaçant la loi du péché qui avait dénaturé ce cœur (cf. Jr 17, 1).
Alors sera donné « un cœur nouveau », car « un esprit nouveau » l'habitera,
l'Esprit de Dieu (cf. Ez 36, 24-28) 20.
C'est pourquoi, après l'importante
précision « un seul est le Bon », Jésus répond au jeune homme : « Si tu veux
entrer dans la vie, observe les commandements » (Mt 19, 17). De cette manière
est énoncé un lien étroit entre la
vie éternelle et l'obéissance aux […]
13. La réponse de Jésus
ne suffit pas au jeune homme qui insiste en interrogeant le Maître sur les
commandements à observer : « " Lesquels ? " lui dit-il » (Mt 19, 18).
Il demande ce qu'il doit faire dans la vie pour manifester qu'il reconnaît la
sainteté de Dieu. Après avoir orienté le regard du jeune homme vers Dieu, Jésus
lui rappelle les commandements du Décalogue qui ont trait au prochain : « Jésus
reprit : " Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d'adultère, tu ne
voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, honore ton père et ta mère,
et tu aimeras ton prochain comme toi-même " » (Mt 19, 18-19).
Du contexte de
l'échange, et spécialement de la confrontation du texte de Matthieu avec les
passages parallèles de Marc et de Luc, il ressort que Jésus n'entend pas
dresser la liste de tous les commandements nécessaires pour « entrer dans la
vie », mais plutôt qu'il entend renvoyer le jeune homme à ce qui est le « point
central » du Décalogue par rapport à tout
autre précepte, à savoir ce que signifie pour l'homme : « Je suis le Seigneur,
ton Dieu ». Nous ne pouvons donc pas ne pas prêter attention aux commandements
de la Loi que le Seigneur Jésus rappelle au jeune homme ; ce sont des
commandements qui font partie de ce qu'on appelle la « seconde table » du
Décalogue, dont le résumé (cf. Rm 13, 8-10) et le fondement sont le commandement de l'amour du prochain : «
Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 19, 19 ; cf. Mc 12, 31). Dans ce
commandement s'exprime précisément la
dignité particulière de la personne humaine, qui est la « seule
créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même » 21. Les différents
commandements du Décalogue ne sont en effet que la répercussion de l'unique
commandement du bien de la personne, au niveau des nombreux biens qui
caractérisent son identité d'être spirituel et corporel en relation avec Dieu,
avec le prochain et avec le monde matériel. Comme nous lisons dans le Catéchisme de l'Eglise catholique, «
les dix commandements appartiennent à la révélation de Dieu. Ils nous
enseignent en même temps la véritable humanité de l'homme. Ils mettent en
lumière les devoirs essentiels et donc, indirectement, les droits fondamentaux,
inhérents à la nature de la personne humaine » 22.
Les commandements rappelés par Jésus à son
jeune interlocuteur sont destinés à sauvegarder le bien de la personne, image de Dieu, par la protection
de ses biens. « Tu ne
tueras pas, tu ne commettras pas d'adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras
pas de faux témoignage », sont des normes morales formulées en termes
d'interdits. Les préceptes négatifs expriment fortement la nécessité imprescriptible
de protéger la vie humaine, la communion des personnes dans le mariage, la
propriété privée, la véracité et la bonne réputation.
Les commandements représentent donc la
condition de base de l'amour du prochain ; en même temps, ils en sont la vérification.
Ils sont la première étape
nécessaire sur le chemin vers la liberté, son commencement : « La
première liberté, écrit saint Augustin, c'est donc de ne pas commettre de
péchés graves... comme l'homicide, l'adultère, les souillures de la fornication,
le vol, la tromperie, le sacrilège et toutes les autres fautes de ce genre.
Quand un homme s'est mis à renoncer à les commettre — et c'est le devoir de
tout chrétien de ne pas les commettre —, il commence à relever la tête vers la
liberté, mais ce n'est qu'un commencement de liberté, ce n'est pas la liberté
parfaite... » 23.
14. Cependant ceci ne signifie pas que
Jésus entend privilégier l'amour du prochain ou encore moins le séparer de
l'amour de Dieu ; en témoigne son dialogue avec le docteur de la Loi : ce
dernier, qui pose une question très voisine de celle du jeune homme, se voit
renvoyé par Jésus aux deux
commandements de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain (cf. Lc 10,
25-27) et il est invité à se souvenir que seule leur observance conduit à la
vie éternelle : « Fais cela et tu vivras » (Lc 10, 28). Il est donc
significatif que ce soit précisément le second de ces commandements qui suscite
la curiosité et l'interrogation du docteur de la Loi : « Et qui est mon
prochain ? » (Lc 10, 29). Le Maître répond par la parabole du bon Samaritain,
parabole-clé pour la pleine compréhension du commandement de l'amour du
prochain (cf. Lc 10, 30-37).
Les deux commandements, auxquels « se
rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes » (Mt 22, 40), sont profondément
unis entre eux et s'interpénètrent. Jésus rend témoignage de leur indivisible unité par ses
paroles et par sa vie : sa mission culmine à la Croix rédemptrice (cf. Jn 3,
14-15), signe de son amour inséparable envers le Père et envers l'humanité (cf.
Jn 13, 1).
L'Ancien et le Nouveau Testament affirment
explicitement que, sans l'amour du
prochain qui se concrétise dans l'observance des commandements, l'amour authentique pour Dieu n'est pas
possible. Saint Jean l'écrit avec une force extraordinaire : « Si
quelqu'un dit " J'aime Dieu " et qu'il déteste son frère, c'est un
menteur : celui qui n'aime pas son frère qu'il voit ne saurait aimer le Dieu
qu'il ne voit pas » (1 Jn 4, 20). L'évangéliste fait écho à la prédication
morale du Christ, exprimée de manière admirable et sans équivoque dans la
parabole du bon Samaritain (cf. Lc 10, 30-37) et dans le « discours » du
jugement dernier (cf. Mt 25, 31-46).
15. Dans le « Discours sur la Montagne »,
qui constitue lamagna carta de
la morale évangélique 24, Jésus dit : « N'allez pas croire que je sois venu
abolir la Loi et les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir »
(Mt 5, 17). Le Christ est la clé des Ecritures : « Vous scrutez les Ecritures,
1 ce sont elles qui me rendent témoignage » (Jn 5, 39) ; il est le centre de
l'économie du salut, la récapitulation de l'Ancien et du Nouveau Testament, des
promesses de la Loi et de leur accomplissement dans l'Evangile ; il est le lien
vivant et éternel entre l'Ancienne et la Nouvelle Alliance. Commentant
l'affirmation de Paul « la fin de la loi, c'est le Christ » (Rm 10, 4), saint
Ambroise écrit : « Fin, non en tant qu'absence, mais en tant que plénitude de
la Loi : elle s'accomplit dans le Christ (plenitudo
legis in Christo est), du fait qu'il est venu non pour supprimer la Loi,
mais pour la porter à son accomplissement. De la même manière qu'il y a un
Ancien Testament, et que toute vérité cependant se trouve dans le Nouveau
Testament, ainsi en est-il de la Loi : celle qui a été donnée par l'intermédiaire
de Moïse est la figure de la vraie Loi. Donc, la Loi mosaïque est le prototype
de la vérité » 25.
Jésus porte à leur
accomplissement les commandements de Dieu, en
particulier le commandement de l'amour du prochain, en intériorisant et en radicalisant ses exigences ; l'amour
du prochain jaillit d'un cœur qui
aime, et qui, précisément parce qu'il aime, est disposé à en
vivre les exigences les plus
hautes. Jésus montre que les commandements ne doivent pas être
entendus comme une limite minimale à ne pas dépasser, mais plutôt comme une
route ouverte pour un cheminement moral et spirituel vers la perfection, dont
le centre est l'amour (cf. Col 3, 14). Ainsi, le commandement « tu ne tueras
pas » devient l'appel à un amour prompt à soutenir et à promouvoir la vie du
prochain ; le précepte qui interdit l'adultère devient une invitation à un
regard pur, capable de respecter le sens sponsal du corps : « Vous avez entendu
qu'il a été dit aux ancêtres : " Tu
ne tueras point " ; et si quelqu'un tue, il en répondra au tribunal. Eh bien ! moi je vous dis :
Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal ; 2 Vous avez
entendu qu'il a été dit : " Tu
ne commettras pas l'adultère ". Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour
la désirer a déjà commis, dans son cœur, l'adultère avec elle » (Mt 5, 21-22.
27-28). Jésus est «
l'accomplissement » vivant de la Loi en tant qu'il en réalise la
signification authentique par le don total de lui-même : il devient lui-même la Loi vivante
personnifiée, qui invite à sa suite, qui, par son Esprit, donne la
grâce de partager sa vie et son amour même, et qui donne la force nécessaire
pour en témoigner par les choix et par les actes (cf. Jn 13, 34-35).
« Si tu veux être parfait » (Mt 19, 21)
16. La réponse rappelant les commandements
ne satisfait pas le jeune homme qui interroge Jésus : « Tout cela, je l'ai
observé ; que me manque-t-il encore
? » (Mt 19, 20). Il n'est pas facile de dire avec bonne conscience «
tout cela, je l'ai observé », si l'on comprend à peine la portée effective des
exigences contenues dans la Loi de Dieu. Cependant, s'il lui est possible de
donner une réponse semblable, s'il a aussi suivi l'idéal moral avec sérieux et
avec générosité depuis son enfance, le jeune homme riche sait qu'il est encore loin
du but ; face à la personne de Jésus, il saisit que quelque chose lui manque
encore. C'est en fonction de cette prise de conscience d'insuffisance que Jésus
s'adresse à lui dans sa dernière réponse : en saisissant la nostalgie d'une plénitude qui dépasse
l'interprétation légaliste des commandements, le bon Maître invite le
jeune homme à entrer dans le chemin de la perfection : « Si tu veux être
parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un
trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi » (Mt 19, 21).
Comme on l'a fait pour la partie
précédente de la réponse de Jésus, celle-ci doit être lue et interprétée dans
le cadre de tout le message moral de l'Evangile et, spécialement, dans le cadre
du Discours sur la Montagne, des Béatitudes (cf. Mt 5, 3-12), dont la première
est précisément la béatitude des pauvres, des « pauvres en esprit », comme le
précise saint Matthieu (Mt 5, 3), ou encore des humbles. Dans ce sens, on peut
dire que les Béatitudes font aussi partie de l'espace ouvert par la réponse que
Jésus donne à la question du jeune homme : « Que dois-je faire de bon pour
obtenir la vie éternelle ? ». En effet, chaque béatitude promet précisément,
selon une perspective particulière, ce « bien » qui ouvre l'homme à la vie éternelle,
et plus encore qui est la vie éternelle elle-même.
Les Béatitudes n'ont
pas comme objet propre des normes particulières de comportement, mais elles
évoquent des attitudes et des dispositions fondamentales de l'existence, et,
donc, ne coïncident pas exactement
avec les commandements. D'autre part, il n'y a pas de séparation ou d'opposition entre les
béatitudes et les commandements : les uns et les autres se réfèrent au bien et
à la vie éternelle. Le Discours sur la Montagne commence par la proclamation
des Béatitudes, mais renferme aussi la référence aux commandements (cf. Mt 5,
20-48). En même temps, ce Discours montre l'ouverture et l'orientation des
commandements vers la perfection qui est celle des Béatitudes. Celles-ci sont,
avant tout, des promesses, dont
découlent aussi, de manière indirecte, desindications
normatives pour la vie morale. Dans leur profondeur originelle, elles
sont une sorte d'autoportrait du
Christ et, précisément pour cela, elles sont des invitations à le suivre et à vivre en communion avec lui 26.
17. Nous ne savons pas dans quelle mesure
le jeune homme de l'Evangile avait compris le contenu profond et exigeant de la
première réponse donnée par Jésus : « Si tu veux entrer dans la vie, observe
les commandements » ; cependant, il est certain que l'engagement manifesté par
le jeune homme à respecter toutes les exigences morales des commandements
constitue le terrain indispensable dans lequel peut germer et mûrir le désir de
la perfection, c'est-à-dire de réaliser ce qu'ils signifient et de l'accomplir
en suivant le Christ. Le dialogue entre Jésus et le jeune homme nous aide à
saisir les conditions de la
croissance morale de l'homme appelé à la perfection : le jeune homme,
qui a observé tous les commandements, se montre incapable de faire par ses
seules forces le pas suivant. Pour le faire, il faut une liberté humaine mûre :
« Si tu veux », et le don divin de la grâce : « Viens, suis-moi ».
La perfection exige la
maturité dans le don de soi, à quoi est appelée la liberté de l'homme. Jésus
indique au jeune homme les commandements comme condition première et
imprescriptible pour avoir la vie éternelle ; l'abandon de tout ce que possède
le jeune homme et la suite du Seigneur prennent en revanche le caractère d'une
proposition : « Si tu veux... ». La parole de Jésus révèle la dynamique
particulière de la croissance de la liberté vers sa maturité et, en même
temps, manifeste le rapport
fondamental de la liberté avec la Loi divine. La liberté de l'homme et
la Loi de Dieu ne s'opposent pas, mais, au contraire, s'appellent mutuellement.
Le disciple du Christ sait que sa vocation
est une vocation à la liberté. « Vous, en effet, mes frères, vous avez été
appelés à la liberté » proclame avec joie et avec fierté l'Apôtre Paul.
Cependant, il précise aussitôt: « Que cette liberté ne donne pas prétexte à
satisfaire la chair ; mais par la charité mettez-vous au service les uns des
autres » (Ga 5, 13). La fermeté avec laquelle l'Apôtre s'oppose à celui qui
croit en sa propre justification par la Loi n'a rien à voir avec la «
libération » de l'homme par les préceptes, qui sont, à l'inverse, au service de
la pratique de l'amour : « Celui qui aime autrui a de ce fait accompli la loi.
En effet, le précepte : Tu ne
commettras pas d'adultère, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne
convoiteras pas, et tous les autres se résument dans cette
formule: Tu aimeras ton prochain
comme toi-même » (Rm 13, 8-9). Après avoir parlé de l'observance des
commandements comme de la première liberté imparfaite, saint Augustin poursuit
ainsi : « Pourquoi, demande quelqu'un, n'est-ce pas la liberté parfaite ? Parce
que je vois dans mes membres une autre loi qui s'élève contre la loi de mon
esprit 3. C'est une liberté partielle et un esclavage partiel ; ce n'est pas
encore la liberté totale, la pure liberté, la pleine liberté parce que ce n'est
pas encore l'éternité. La faiblesse pèse en effet sur nous en partie et nous
avons reçu une part de liberté. Tout ce que nous avons commis de péché
auparavant a été effacé par le baptême. Parce que l'iniquité a été entièrement
effacée, est-ce qu'il n'est resté aucune faiblesse ? S'il n'en était pas resté,
nous serions sans péché dans cette vie. Mais qui oserait le prétendre si ce
n'est l'orgueilleux, si ce n'est celui qui est indigne de la miséricorde du
Libérateur ? 4 Du fait, par conséquent, qu'il nous est resté une certaine
faiblesse, j'ose dire que, dans la mesure où nous servons Dieu, nous sommes
libres et que, dans la mesure où nous servons la loi du péché, nous sommes
encore esclaves » 27.
18. Celui qui vit « selon la chair »
ressent la Loi de Dieu comme un poids, et même comme une négation ou, en tout
cas, comme une restriction de sa propre liberté. Inversement, celui qui est
animé par l'amour, qui se laisse « mener par l'Esprit » (Ga 5, 16) et désire
servir les autres trouve dans la Loi de Dieu la voie fondamentale et nécessaire
pour pratiquer l'amour librement choisi et vécu. Bien plus, il saisit l'urgence
intérieure — une vraie « nécessité », et non pas une contrainte — de ne pas
s'en tenir aux exigences minimales de la Loi, mais de les vivre dans leur «
plénitude ». C'est un chemin encore incertain et fragile tant que nous sommes
sur la terre, mais rendu possible par la grâce qui nous donne de posséder la
pleine liberté des fils de Dieu (cf. Rm 8, 21) et donc de répondre par la vie
morale à notre sublime vocation : être « fils dans le Fils ».
Cette vocation à l'amour parfait n'est pas
réservée à un groupe de personnes. L'invitation « va, vends ce que tu possèdes
et donne-le aux pauvres », avec la promesse « tu auras un trésor dans les cieux
», s'adresse à tous, parce
qu'il s'agit d'une radicalisation du commandement de l'amour du prochain, comme
l'invitation « viens, suis-moi » est la nouvelle forme concrète du commandement
de l'amour de Dieu. Les commandements et l'invitation de Jésus au jeune homme
riche sont au service d'une unique et indivisible charité qui tend spontanément
à la perfection dont Dieu seul est la mesure : « Vous donc, vous serez parfaits
comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 48). Dans l'Evangile de Luc,
Jésus explicite la portée de cette perfection : « Montrez-vous miséricordieux
comme votre Père est miséricordieux » (Lc 6, 36).
« Viens, suis-moi » (Mt 19, 21)
19. La voie et, en même temps, le contenu
de cette perfection consistent dans la suite
du Christ, dans le fait de suivre Jésus après avoir renoncé à ses
biens particuliers et à soi-même. C'est précisément la conclusion du dialogue
entre Jésus et le jeune homme : « Puis viens, suis-moi » (Mt 19, 21). La
merveilleuse profondeur de cette invitation sera pleinement perçue par les
disciples après la résurrection du Christ, quand l'Esprit Saint les introduira
dans la vérité tout entière (cf. Jn 16, 13).
Jésus lui-même prend l'initiative et
invite à le suivre. L'appel est adressé avant tout à ceux auxquels il confie
une mission particulière, à commencer par les Douze ; mais il apparaît aussi
clairement qu'être disciple du Christ est la condition de tout croyant (cf. Ac
6, 1). De ce fait, suivre le Christ
est le fondement essentiel et original de la morale chrétienne : comme
le peuple d'Israël suivait Dieu qui le conduisait dans le désert vers la Terre
promise (cf. Ex 13, 21), de même le disciple doit suivre Jésus vers lequel le
Père lui-même l'attire (cf. Jn 6, 44).
Il ne s'agit pas seulement ici de se
mettre à l'écoute d'un enseignement et d'accueillir dans l'obéissance un
commandement ; plus radicalement, il s'agit d'adhérer à la personne même de Jésus, de partager sa vie et
sa destinée, de participer à son obéissance libre et amoureuse à la volonté du
Père. En suivant, par la réponse de la foi, celui qui est la Sagesse faite
chair, le disciple de Jésus devient vraiment disciple de Dieu (cf.
Jn 6, 45). En effet, Jésus est la lumière du monde, la lumière de la vie (cf.
Jn 8, 12) ; il est le pasteur qui guide et nourrit les brebis (cf. Jn 10,
11-16) ; il est le chemin, la vérité et la vie (cf. Jn 14, 6) ; il est celui
qui conduit au Père, de telle sorte que le voir, lui le Fils, c'est voir le
Père (cf. Jn 14, 6-10). Par conséquent, imiter le Fils, « l'image du Dieu
invisible » (Col 1, 15), signifie imiter le Père.
20. Jésus demande de le suivre et de l'imiter sur le chemin de l'amour,
d'un amour qui se donne totalement aux frères par amour pour Dieu : «
Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15,
12). Ce « comme » exige l'imitation de
Jésus, de son amour, dont le lavement des pieds est le signe : « Si donc je
vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez
vous laver les pieds les uns aux autres. Car c'est un exemple que je vous ai
donné, pour que vous fassiez, vous aussi, comme moi j'ai fait pour vous » (Jn 13, 14-15). L'agir de
Jésus et sa parole, ses actions et ses préceptes constituent la règle morale de
la vie chrétienne. En effet, ses actions et, de manière particulière, sa
Passion et sa mort en Croix sont la révélation vivante de son amour pour le
Père et pour les hommes. Cet amour, Jésus demande qu'il soit imité par ceux qui
le suivent. C'est le commandement «
nouveau » : « Je vous donne un commandement nouveau : vous aimer les
uns les autres ;comme je vous ai
aimés, aimez-vous les uns les autres. A ceci, tous reconnaîtront que vous êtes
mes disciples : si vous avez de l'amour les uns pour les autres » (Jn 13,
34-35).
Ce « comme » indique aussi la mesure avec laquelle Jésus a aimé
et avec laquelle ses disciples doivent s'aimer entre eux. Après avoir dit : «
Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15,
12), Jésus poursuit en révélant le don sacrificiel de sa vie sur la Croix,
témoignage d'un amour « jusqu'à la fin » (Jn 13, 1) : « Nul n'a plus grand
amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13).
En appelant le jeune homme à le suivre sur
le chemin de la perfection, Jésus lui demande de vivre parfaitement le
commandement de l'amour, « son » commandement : entrer dans le mouvement de son
don total, imiter et revivre l'amour même du « bon » Maître, de celui qui a
aimé « jusqu'à la fin ». C'est ce que Jésus demande à tout homme qui veut se
mettre à sa suite : « Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie
lui-même, qu'il se charge de sa croix, et qu'il me suive » (Mt 16, 24).
21. Suivre le Christ ne peut pas être une imitation extérieure,
parce que cela concerne l'homme dans son intériorité profonde. Etre disciple de
Jésus veut dire être rendu conforme
à Celui qui s'est fait serviteur jusqu'au don de lui-même sur la Croix
(cf. Ph 2, 5-8). Par la foi, le Christ habite dans le cœur du croyant (cf. Ep
3, 17), et ainsi le disciple est assimilé à son Seigneur et lui est configuré.
C'est le fruit de la grâce, de la présence agissante de l'Esprit Saint en nous.
Incorporé au Christ, le chrétien
devient membre de son Corps qui est
l'Eglise (cf. 1 Co 12, 13. 27). Sous l'impulsion de l'Esprit, leBaptême configure radicalement le
fidèle au Christ, dans le mystère pascal de la mort et de la résurrection ; il
le « revêt » du Christ (cf. Ga 3, 27) : « Réjouissons-nous et rendons grâce,
s'exclame saint Augustin en s'adressant aux baptisés, nous sommes devenus non
seulement chrétiens, mais le Christ. 5 Soyez étonnés et joyeux. Nous sommes
devenus le Christ ! » 28. Mort au péché, le baptisé reçoit la vie nouvelle (cf.
Rm 6, 3-11) : vivant pour Dieu dans le Christ Jésus, il est appelé à marcher
selon l'Esprit et à en manifester les fruits dans sa vie (cf. Ga 5, 16-25). Et
la participation à l'Eucharistie, sacrement
de la Nouvelle Alliance (cf. 1 Co 11, 23-29), est le plus haut degré de
l'assimilation au Christ, source de « vie éternelle » (cf. Jn 6, 51-58),
principe et force du don total de soi, dont Jésus, selon le témoignage transmis
par Paul, demande de faire mémoire dans la célébration et dans la vie : «
Chaque fois en effet que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe,
vous annoncez la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne » (1 Co 11, 26).
« Pour Dieu tout est possible » (Mt 19,
26)
22. Amère est la conclusion du dialogue
entre Jésus et le jeune homme riche : « Entendant cette parole, le jeune homme
s'en alla contristé, car il avait de grands biens » (Mt 19, 22). Non seulement
le riche, mais encore les disciples eux-mêmes sont effrayés par l'appel de
Jésus à le suivre, appel dont les exigences dépassent les aspirations et les
forces humaines : « Entendant cela, les disciples restèrent tout interdits :
" Qui donc peut être sauvé ? " disaient-ils » (Mt 19, 25). Mais le Maître renvoie à la puissance de Dieu
: « Pour les hommes, c'est impossible, mais pour Dieu tout est
possible » (Mt 19, 26).
Dans ce même chapitre de l'Evangile de
Matthieu (19, 3-10), lorsqu'il interprète la Loi mosaïque sur le mariage, Jésus
refuse le droit à la répudiation, en invoquant le « principe » le plus ancien
et le plus autorisé par rapport à la Loi de Moïse ; le dessein premier de Dieu
sur l'homme est un dessein auquel l'homme est devenu non conforme à la suite du
péché : « C'est en raison de votre dureté de cœur que Moïse vous a permis de
répudier vos femmes, mais dès l'origine il n'en fut pas ainsi » (Mt 19, 8). Le
rappel du « principe » effraie les disciples qui commentent en ces termes : «
Si telle est la condition de l'homme envers la femme, il vaut mieux ne pas se
marier » (Mt 19, 10). En se référant de manière spécifique au charisme du
célibat « à cause du Royaume des cieux » (Mt 19, 12), tout en énonçant une
règle générale, Jésus renvoie à la nouvelle et surprenante possibilité offerte
à l'homme par la grâce de Dieu : « Il leur dit : " Tous ne comprennent pas
ce langage, mais ceux-là à qui c'est donné " » (Mt 19, 11).
L'homme ne peut pas imiter et revivre
l'amour du Christ par ses seules forces. Il devient capable de cet amour seulement en vertu d'un don de Dieu. De
même que le Seigneur Jésus reçoit l'amour de son Père, il le communique à son
tour gratuitement à ses disciples : « Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous
ai aimés. Demeurez en mon amour » (Jn 15, 9). Le don du Christ, c'est son Esprit, dont le premier « fruit »
(cf. Ga 5, 22) est la charité : « L'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs
par le Saint-Esprit qui nous fut donné » (Rm 5, 5). Saint Augustin s'interroge
: « Est-ce l'amour qui fait observer les commandements, ou bien est-ce
l'observance des commandements qui fait naître l'amour ? » Et il répond : «
Mais qui doute que l'amour précède l'observance ? De fait, celui qui n'aime pas
n'a pas de raison d'observer les commandements » 29.
23. « La loi de l'Esprit qui donne la vie
dans le Christ Jésus t'a affranchi de la loi du péché et de la mort » (Rm 8,
2). Par ces paroles, l'Apôtre nous amène à considérer, dans la perspective de
l'histoire du salut qui s'accomplit dans le Christ, le rapport entre la Loi(ancienne) et la grâce (Loi nouvelle). Il reconnait le rôle pédagogique
de la Loi qui, en permettant à l'homme pécheur de prendre la mesure de son
impuissance et en lui ôtant la prétention de l'autosuffisance, l'ouvre à la
supplication et à l'accueil de la « vie dans l'Esprit ». Il n'est possible de
pratiquer les commandements de Dieu que dans cette vie nouvelle. C'est par la
foi au Christ, en effet, que nous sommes rendus justes (cf. Rm 3, 28) : la «
justice » que la Loi exige, mais ne peut donner à personne, tout croyant la
trouve manifestée et donnée par le Seigneur Jésus. Saint Augustin synthétise
encore, de manière tout aussi admirable, la dialectique paulinienne de la Loi
et de la grâce : « La Loi a donc été donnée pour que l'on demande la grâce ; la
grâce a été donnée pour que l'on remplisse les obligations de la Loi » 30.
L'amour et la vie selon l'Evangile ne
peuvent pas être envisagés avant tout sous la forme du précepte, car ce qu'ils
requièrent va au-delà des forces humaines. Ils ne peuvent être vécus que comme
le fruit d'un don de Dieu qui guérit et transforme le cœur de l'homme par la
grâce : « Car la Loi fut donnée par Moïse ; la grâce et la vérité sont venues
par Jésus Christ » (Jn 1, 17). De ce fait, la promesse de la vie éternelle est
liée au don de la grâce, et le don de l'Esprit que nous avons reçu constitue
déjà « les arrhes de notre héritage » (Ep 1, 14).
24. Ainsi se révèle l'aspect authentique
et original du commandement de l'amour, et de la perfection à laquelle il est
ordonné ; il s'agit d'une
possibilité offerte à l'homme exclusivement par la grâce, par le don
de Dieu, par son amour. D'autre part, cette conscience d'avoir reçu ce don, de
posséder en Jésus Christ l'amour de Dieu, fait naître et soutient la réponse responsable d'un amour
total envers Dieu et entre les frères, comme le rappelle avec insistance
l'Apôtre Jean dans sa première Lettre
: « Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l'amour est de
Dieu et que quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n'aime pas
n'a pas connu Dieu, car Dieu est Amour 1. Bien-aimés, si Dieu nous a aimés
ainsi, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres 2. Quant à nous,
aimons, puisque lui nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 7-8.11.19).
Ce lien inséparable entre la grâce du
Seigneur et la liberté de l'homme, entre le don et le devoir, a été exprimé en
termes simples et profonds par saint Augustin qui prie ainsi : « Da quod iubes et iube quod vis » (donne
ce que tu commandes et commande ce que tu veux) 31.
Le don ne diminue pas
mais renforce l'exigence morale de l'amour : «
Or voici son commandement : croire au nom de son Fils Jésus Christ et nous
aimer les uns les autres comme il nous en a donné le commandement » (1 Jn 3,
23). On ne peut « demeurer » dans l'amour qu'à condition d'observer les
commandements, comme l'affirme Jésus : « Si vous gardez mes commandements, vous
demeurerez en mon amour, comme moi j'ai gardé les commandements de mon Père et
je demeure dans son amour » (Jn 15, 10).
En résumant ce qui est au cœur du message
moral de Jésus et de la prédication des Apôtres, et en reprenant dans une admirable
synthèse la grande tradition des Pères d'Orient et d'Occident — de saint
Augustin en particulier 32 —, saint Thomas a pu écrire que la Loi nouvelle est la grâce de l'Esprit Saint donné par la foi
au Christ 33. Les commandements extérieurs, dont l'Evangile parle
aussi, prédisposent à cette grâce ou en déploient les effets dans la vie. De
fait, la Loi nouvelle ne se contente pas de dire ce qui doit se faire, mais
elle donne aussi la force de « faire la vérité » (cf. Jn 3, 21). Dans le même
sens, saint Jean Chrysostome a fait observer que la Loi nouvelle fut promulguée
précisément quand l'Esprit Saint est venu du ciel le jour de la Pentecôte et
que les Apôtres « ne descendirent pas de la montagne en portant, comme Moïse,
des tables de pierre dans leurs mains, mais qu'ils s'en retournaient en portant
l'Esprit Saint dans leurs cœurs, devenus par sa grâce une loi vivante et un
livre vivant » 34.
« Et voici que je suis avec vous pour
toujours jusqu'à la fin du monde » (Mt 28, 20)
25. Le dialogue entre Jésus et le jeune
homme riche se poursuit, d'une
certaine manière, dans toutes les
périodes de l'histoire, et encore aujourd'hui. La question « Maître,
que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? » naît dans le cœur de
tout homme, et c'est toujours le Christ, et lui seul, qui donne la réponse
intégrale et finale. Le Maître, qui enseigne les commandements de Dieu, qui
invite à sa suite et qui accorde la grâce pour une vie nouvelle, est toujours
présent et agissant au milieu de nous, selon sa promesse : « Et voici que je
suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde » (Mt 28, 20). La présence du Christ aux hommes de tous les
temps se réalise dans son corps qui est l'Eglise. Pour cela, le
Seigneur a promis à ses disciples l'Esprit Saint, qui leur « rappellerait » et
leur ferait comprendre ses commandements (cf. Jn 14, 26) et qui serait le
principe et la source d'une vie nouvelle dans le monde (cf. Jn 3, 5-8 ; Rm 8,
1-13).
Données par Dieu dans l'Ancienne Alliance
et parvenues à leur perfection dans la Nouvelle et Eternelle Alliance, en la
personne même du Fils de Dieu fait homme, les prescriptions morales doivent
être fidèlement conservées et
actualisées en permanence dans les différentes cultures tout au long
de l'histoire. La charge de leur interprétation a été confiée par Jésus aux
Apôtres et à leurs successeurs, assistés spécialement par l'Esprit de vérité :
« Qui vous écoute m'écoute » (Lc 10, 16). Avec la lumière et avec la force de
l'Esprit, les Apôtres ont accompli la mission de prêcher l'Evangile et de
montrer la « voie » du Seigneur (cf. Ac 18, 25), en enseignant avant tout à
suivre et à imiter le Christ : « Pour moi, vivre, c'est le Christ » (Ph 1, 21).
26. Dans la catéchèse morale des Apôtres, parallèlement aux exhortations
et aux indications relatives au contexte historique et culturel, se trouve un
enseignement éthique avec des normes précises de comportement. Cela apparaît
aussi dans leurs Lettres, qui contiennent l'interprétation, guidée par l'Esprit
Saint, des préceptes du Seigneur à vivre dans les différentes situations
culturelles (cf. Rm 12-15 ; 1 Co 11-14 ; Ga 5-6 ; Ep 4-6 ; Col 3-4 ; 1 P ; Jc
). Aux débuts de l'Eglise, chargés de la prédication évangélique, les Apôtres ont veillé sur la rectitude de la
conduite des chrétiens 35, en vertu de leur responsabilité pastorale,
comme ils ont veillé également sur la pureté de la foi et sur la transmission
des dons divins par les sacrements 36. Les premiers chrétiens, issus du peuple
juif ou d'autres nations, se différenciaient des païens non seulement par leur
foi et par leur liturgie, mais aussi par le témoignage de leur conduite morale,
inspirée par la Loi nouvelle 37. En effet, l'Eglise est en même temps communion
de foi et de vie ; sa norme est « la foi opérant par la charité » (Ga 5, 6).
Aucune déchirure ne doit briser l'harmonie entre la foi et la vie : l'unité
de l'Eglise est blessée non seulement par les chrétiens qui refusent
ou déforment la vérité de la foi, mais encore par ceux qui méconnaissent les
obligations morales auxquelles l'Evangile les appelle (cf. 1 Co 5, 9-13). Avec
fermeté, les Apôtres ont refusé toute dissociation entre l'engagement intérieur
et les gestes qui l'expriment et le confirment (cf. 1 Jn 2, 3-6).
Et depuis les temps apostoliques, les
Pasteurs de l'Eglise ont dénoncé clairement les manières d'agir de ceux qui
étaient des fauteurs de division par leurs enseignements et par leurs
comportements 38.
27. Dans l'unité de l'Eglise, promouvoir
et garder la foi et la vie morale, c'est la tâche confiée par Jésus aux Apôtres
(cf. Mt 28, 19-20), tâche qui se poursuit dans le ministère de leurs
successeurs. C'est ce que l'on retrouve dans la Tradition vivante, par laquelle, comme l'enseigne le
Concile Vatican II, « l'Eglise perpétue dans sa doctrine, sa vie et son culte,
et elle transmet à chaque génération, tout ce qu'elle est elle-même, tout ce
qu'elle croit. Cette Tradition qui vient des Apôtres se poursuit dans l'Eglise,
sous l'assistance du Saint-Esprit » 39. Dans l'Esprit, l'Eglise accueille et
transmet l'Ecriture comme témoignage des « grandes choses » que Dieu opère dans
l'histoire (cf. Lc 1, 49) ; elle confesse par la bouche des Pères et des
Docteurs la vérité du Verbe incarné ; elle met en pratique les préceptes et la
charité dans la vie des saints et des saintes et dans le sacrifice des martyrs
; elle célèbre l'espérance dans la liturgie ; par cette Tradition, les
chrétiens reçoivent « la voix vivante de l'Evangile » 40, comme expression
fidèle de la sagesse et de la volonté divines.
A l'intérieur de la Tradition, avec
l'assistance de l'Esprit Saint, se développe l'interprétation authentique de la Loi du Seigneur. L'Esprit,
qui est à l'origine de la Révélation, des commandements et des enseignements de
Jésus, veille à ce qu'ils soient gardés saintement, exposés fidèlement et
appliqués correctement dans tous les temps et dans toutes les situations. Une
telle « actualisation » des commandements est le signe et le résultat d'une
profonde intelligence de la Révélation et d'une bonne compréhension, à la
lumière de la foi, des nouvelles situations historiques et culturelles.
Cependant, elle ne peut que confirmer la validité permanente de la Révélation
et s'inscrire dans le sillage de l'interprétation qu'en donne la grande
Tradition de l'Eglise par son enseignement et par sa vie, Tradition dont
témoignent la doctrine des Pères, la vie des saints, la liturgie de l'Eglise et
l'enseignement du Magistère.
En particulier, comme l'affirme le
Concile, « la charge d'interpréter
de façon authentique la parole de Dieu, écrite ou transmise, a été confiée au
seul Magistère vivant de l'Eglise dont l'autorité s'exerce au nom de Jésus
Christ » 41. Ainsi l'Eglise, dans sa vie et dans son enseignement, se
présente comme « colonne et support de la vérité » (1 Tm 3, 15), et aussi de la
vérité dans l'agir moral. En effet, « il appartient à l'Eglise d'annoncer en
tout temps et en tout lieu les principes de la morale, même en ce qui concerne
l'ordre social, ainsi que de porter un jugement sur toute réalité humaine, dans
la mesure où l'exigent les droits fondamentaux de la personne humaine ou le
salut des âmes » 42.
Précisément sur les questions qui font
l'objet aujourd'hui du débat moral et autour desquelles se sont développées de
nouvelles tendances et de nouvelles théories, le Magistère, dans la fidélité à
Jésus Christ et dans la continuité de la Tradition de l'Eglise, estime qu'il
est de son devoir urgent de proposer son discernement et son enseignement, afin
d'aider l'homme sur le chemin vers la vérité et vers la liberté.
CHAPITRE II - «NE VOUS
MODELEZ SUR LE MONDE PRÉSENT» (Rm
12, 2) - L'Eglise et le discernementsur certaines tendances de la
théologie morale actuelle
Enseigner ce qui est conforme à la saine
doctrine (cf. Tt 2, 1).
28. En méditant le dialogue entre Jésus et
le jeune homme riche, nous avons pu saisir le contenu essentiel de la
Révélation de l'Ancien et du Nouveau Testament à propos de l'agir moral. Il
comprend : la soumission de l'homme
et de son agir à Dieu, Celui qui « seul est le Bon » ; le rapport entre le bien moral des
actes humains et la vie éternelle ;
la marche à la suite du Christ, qui ouvre à l'homme la perspective de
l'amour parfait ; et, enfin, le don
de l'Esprit Saint, source et soutien de la vie morale de la « créature
nouvelle » (cf. 2 Co 5, 17).
Dans sa réflexion morale, l'Eglise a toujours tenu compte des
paroles que Jésus a adressées au jeune homme riche. L'Ecriture Sainte, en
effet, reste la source vive et féconde de la doctrine morale de l'Eglise, comme
l'a rappelé le Concile Vatican II : « L'Evangile 1 2 la source de toute vérité
salutaire et de toute règle morale » 43. L'Eglise a gardé fidèlement ce
qu'enseigne la Parole de Dieu, non seulement sur les vérités à croire mais
encore sur l'agir moral, c'est-à-dire l'agir qui plaît à Dieu (cf. 1 Th 4, 1),
accomplissant un développement
doctrinal analogue à celui qui s'est produit dans le domaine des
vérités de la foi. Assistée de l'Esprit Saint qui la conduit vers la vérité
tout entière (cf. Jn 16, 13), l'Eglise n'a cessé, et ne peut jamais cesser, de
scruter « le mystère du Verbe incarné », dans lequel « s'éclaire vraiment le
mystère de l'homme » 44.
29. La réflexion morale de l'Eglise,
toujours menée sous la lumière du Christ, le « Bon Maître », s'est déroulée
aussi dans la forme spécifique de la science théologique appelée « théologie morale », science qui
accueille et interroge la Révélation divine et en même temps répond aux
exigences de la raison humaine. La théologie morale est une réflexion sur la «
moralité », c'est-à-dire le caractère bon ou mauvais des actes humains et de la
personne qui les pose, et, en ce sens, elle concerne tous les hommes ; mais
c'est aussi une « théologie », car elle reconnaît le principe et la fin de
l'agir moral en Celui qui « seul est le Bon » et qui, en se donnant à l'homme
dans le Christ, lui offre la béatitude de la vie divine.
Le Concile Vatican II a invité les
spécialistes às'appliquer, « avec un
soin particulier à perfectionner la théologie morale dont la
présentation scientifique, plus nourrie de la doctrine de la Sainte Ecriture,
mettra en lumière la grandeur de la vocation des fidèles dans le Christ et leur
obligation de porter du fruit dans la charité pour la vie du monde » 45. Le
même Concile a invité les théologiens, « tout en respectant les méthodes et les
règles propres aux sciences théologiques, 3 à chercher la manière toujours plus adaptée pour
communiquer la doctrine aux hommes de leur temps : car autre chose est
le dépôt même ou les vérités de la foi, autre chose la façon selon laquelle ces
vérités sont exprimées, à condition toutefois d'en sauvegarder le sens et la
signification » 46. De là l'invitation suivante, qui s'applique à tous les
fidèles mais qui s'adresse particulièrement aux théologiens : « Que les
croyants vivent donc en très étroite union avec les autres hommes de leur temps
et qu'ils s'efforcent de comprendre à fond leurs façons de penser et de sentir,
telles qu'elles s'expriment par la culture » 47.
Les efforts de nombreux théologiens,
soutenus par les encouragements du Concile, ont déjà porté leurs fruits, par
des réflexions intéressantes et utiles sur les vérités de la foi qu'il faut
croire et appliquer dans la vie, présentées sous des formes qui répondent
davantage à la sensibilité et aux interrogations des hommes de notre temps.
L'Eglise, et en particulier les évêques, auxquels Jésus Christ a confié avant
tout le ministère d'enseignement, accueillent ces efforts avec gratitude et
encouragent les théologiens à poursuivre leur labeur, animés par une profonde
et authentique « crainte du Seigneur, principe de savoir » (Pr 1, 7).
En même temps, dans le cadre des débats
théologiques post-conciliaires, se sont toutefois répandues certaines interprétations de la morale
chrétienne qui ne sont pas compatibles avec la « saine doctrine » (2
Tm 4, 3). Il est évident que le Magistère de l'Eglise n'entend pas imposer aux
fidèles un système théologique particulier, encore moins un système
philosophique, mais, pour « garder saintement et exposer avec fidélité » la
Parole de Dieu 48, il a le devoir de déclarer l'incompatibilité de certaines
orientations de la pensée théologique ou de telle ou telle affirmation
philosophique avec la vérité révélée 49.
30. En vous adressant cette encyclique,
chers Frères dans l'épiscopat, je désire énoncer les principes nécessaires pour le discernement de ce qui est contraire
à la « saine doctrine », et rappeler les éléments de l'enseignement
moral de l'Eglise qui semblent aujourd'hui particulièrement exposés à l'erreur,
à l'ambiguïté ou à l'oubli. Ce sont d'ailleurs les éléments dont dépend « la
réponse aux énigmes cachées de la condition humaine, qui, hier comme
aujourd'hui, troublent profondément le cœur humain : qu'est-ce que l'homme ?
Quel est le sens et le but de la vie ? Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que
le péché ? Quels sont l'origine et le but de la souffrance ? Quelle est la voie
pour parvenir au vrai bonheur ? Qu'est-ce que la mort, le jugement et la
rétribution après la mort ? Qu'est-ce enfin que le mystère dernier et ineffable
qui entoure notre existence, d'où nous tirons notre origine et vers lequel nous
tendons ? » 50.
Ces questions — et d'autres encore comme :
qu'est- ce que la liberté et quelle est son rapport avec la vérité contenue
dans la Loi de Dieu ? quel est le rôle de la conscience dans la formation de la
physionomie morale de l'homme ? comment discerner, en conformité avec la vérité
sur le bien, les droits et les devoirs concrets de la personne humaine ? —
peuvent se résumer dans la question
fondamentale que le jeune homme de l'Evangile posa à Jésus : « Maître,
que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? » Envoyée par Jésus
pour prêcher l'Evangile et « de toutes les nations faire des disciples..., leur
apprenant à observer tout » ce qu'il a prescrit (Mt 28, 19-20), l'Eglise redonne, aujourd'hui encore, la
réponse du Maître, car elle possède une lumière et une force capables
de résoudre même les questions les plus discutées et les plus complexes. Cette
force et cette lumière incitent l'Eglise à développer d'une manière constante,
non seulement la réflexion dogmatique, mais aussi la ré- flexion morale dans un
cadre interdisciplinaire, ce qui est particulièrement nécessaire pour les
problèmes nouveaux qui se posent 51.
C'est toujours sous cette lumière et avec
cette force que le Magistère de
l'Eglise accomplit son œuvre de discernement, accueillant et faisant
sienne à nouveau la recommandation que l'Apôtre Paul adressait à Timothée : «
Je t'adjure devant Dieu et devant le Christ Jésus, qui doit juger les vivants
et les morts, au nom de son Apparition et de son Règne : proclame la parole,
insiste à temps et à contretemps, réfute, menace, exhorte, avec une patience
inlassable et le souci d'instruire. Car un temps viendra où les hommes ne sup-
porteront plus la saine doctrine, mais au contraire, au gré de leurs passions
et l'oreille les démangeant, ils se donneront des maîtres en quantité et
détourneront l'oreille de la vérité pour se tourner vers les fables. Pour toi,
sois prudent en tout, supporte l'épreuve, fais œuvre de prédicateur de
l'Evangile, acquitte-toi à la perfection de ton ministère » (2 Tm 4, 1-5 ; cf.
Tt 1, 10.13-14).
« Vous connaîtrez la vérité et la vérité
vous libérera » (Jn
8, 32)
31. Les problèmes humains qui sont les
plus débattus et diversement résolus par la réflexion morale contemporaine se
rattachent tous, bien que de manière différente, à un problème crucial, celui
de la liberté de l'homme.
Il n'y a pas de doute que notre époque est
arrivée à une perception particulièrement vive de la liberté. « La dignité de
la personne humaine est, en notre temps, l'objet d'une conscience toujours plus
vive », comme le constatait déjà la déclaration conciliaireDignitatis humanæ sur la liberté religieuse 52. D'où la
revendication de la possibilité pour l'homme « d'agir en vertu de ses propres
options et en toute libre responsabilité, non pas sous la pression d'une
contrainte, mais guidé par la conscience de son devoir » 53. En particulier, le
droit à la liberté religieuse et au respect de la conscience dans sa marche
vers la vérité est toujours plus ressenti comme le fondement des droits de la
personne considérés dans leur ensemble 54.
Il est donc bien certain que le sens le
plus aigu de la dignité de la personne humaine et de son unicité, comme aussi
du respect dû au cheminement de la conscience, constitue une acquisition
positive de la culture moderne. Cette perception, authentique en elle-même,
s'est traduite en de multiples expressions, plus ou moins adéquates, dont
certaines toutefois s'écartent de la vérité sur l'homme en tant que créature et
image de Dieu et, par conséquent, ont besoin d'être corrigées ou purifiées à la
lumière de la foi 55.
32. Dans certains courants de la pensée
moderne, on en est arrivé à exalter
la liberté au point d'en faire un absolu, qui serait la source des valeurs. C'est
dans cette direction que vont les doctrines qui perdent le sens de la
transcendance ou celles qui sont explicitement athées. On a attribué à la
conscience individuelle des prérogatives d'instance suprême du jugement moral,
qui détermine d'une manière catégorique et infaillible le bien et le mal. A
l'affirmation du devoir de suivre sa conscience, on a indûment ajouté que le
jugement moral est vrai par le fait même qu'il vient de la conscience. Mais, de
cette façon, la nécessaire exigence de la vérité a disparu au profit d'un
critère de sincérité, d'authenticité, d'« accord avec soi-même », au point que
l'on en est arrivé à une conception radicalement subjectiviste du jugement
moral.
Comme on peut le saisir d'emblée, la crise au sujet de la vérité n'est
pas étrangère à cette évolution. Une fois perdue l'idée d'une vérité
universelle quant au Bien connaissable par la raison humaine, la conception de
la conscience est, elle aussi, inévitablement modifiée : la conscience n'est
plus considérée dans sa réalité originelle, c'est-à-dire comme un acte de
l'intelligence de la personne, qui a pour rôle d'appliquer la connaissance
universelle du bien dans une situation déterminée et d'exprimer ainsi un
jugement sur la juste conduite à choisir ici et maintenant ; on a tendance à
attribuer à la conscience individuelle le privilège de déterminer les critères
du bien et du mal, de manière autonome, et d'agir en conséquence. Cette vision
ne fait qu'un avec une éthique individualiste, pour laquelle chacun se trouve
confronté à sa vérité,
différente de la vérité des autres. Poussé dans ses conséquences extrêmes,
l'individualisme débouche sur la négation de l'idée même de nature humaine.
Ces différentes conceptions sont à
l'origine des mouvements de pensée qui soutiennent l'antagonisme entre loi
morale et conscience, entre nature et liberté.
33. Parallèlement à l'exaltation de la liberté et, paradoxalement,
en opposition avec elle, la culture
moderne remet radicalement en question cette même liberté. Un ensemble
de disciplines, regroupées sous le nom de « sciences humaines », ont à juste
titre attiré l'attention sur les conditionnements d'ordre psychologique et
social qui pèsent sur l'exercice de la liberté humaine. La connaissance de ces
conditionnements et l'attention qui leur est prêtée sont des acquisitions
importantes, qui ont trouvé des applications dans divers domaines de
l'existence, comme par exemple dans la pédagogie ou dans l'administration de la
justice. Mais certains, dépassant les conclusions que l'on peut légitimement
tirer de ces observations, en sont arrivés à mettre en doute ou à nier la
réalité même de la liberté humaine.
Il faut aussi rappeler certaines
interprétations abusives de la recherche scientifique dans le domaine de
l'anthropologie. Tirant argument de la grande variété des mœurs, des habitudes
et des institutions présentes dans l'humanité, on finit, sinon toujours par
nier les valeurs humaines universelles, du moins par concevoir la morale d'une
façon relativiste.
34. « Maître, que dois-je faire de bon
pour obtenir la vie éternelle ? » La
question morale, à laquelle le Christ répond,ne peut faire abstraction de la question de la liberté, elle la place
même en son centre, car il n'y a pas de morale sans liberté. « C'est
toujours librement que l'homme se tourne vers le bien » 56. Mais quelle liberté ? Face à nos
contemporains qui « estiment grandement » la liberté et qui la « poursuivent
avec ardeur », mais qui, souvent, « la chérissent d'une manière qui n'est pas
droite, comme la licence de faire n'importe quoi, pourvu que cela plaise, même
le mal », le Concile présente la «
vraie » liberté : « La vraie liberté est en l'homme un signe privilégié de l'image divine. Car
Dieu a voulu le laisser à son propre conseil (cf. Si 15, 14) pour qu'il puisse
de lui-même chercher son Créateur et, en adhérant librement à lui, s'achever
ainsi dans une bienheureuse plénitude » 57. S'il existe un droit à être
respecté dans son propre itinéraire de recherche de la vérité, il existe encore
antérieurement l'obligation morale grave pour tous de chercher la vérité et,
une fois qu'elle est connue, d'y adhérer 58. C'est en ce sens que le Cardinal
J. H. Newman, éminent défenseur des droits de la conscience, affirmait avec
force : « La conscience a des droits parce qu'elle a des devoirs » 59.
Sous l'influence des courants
subjectivistes et individualistes évoqués ci-dessus, certaines tendances de la
théologie morale actuelle interprètent d'une manière nouvelle les rapports de
la liberté avec la loi morale, avec la nature humaine et avec la conscience ;
elles proposent des critères inédits pour l'évaluation morale des actes. Malgré
leur variété, ces tendances se rejoignent dans le fait d'affaiblir ou même de
nier la dépendance de la liberté par
rapport à la vérité.
Si nous voulons opérer un discernement
critique sur ces tendances pour être en mesure de reconnaître en elles ce qui
est légitime, utile et précieux, et d'en montrer en même temps les ambiguïtés,
les dangers et les erreurs, nous devons les examiner à la lumière de la dépendance
fondamentale de la liberté par rapport à la vérité, exprimée de la manière la
plus claire et la plus autorisée par les paroles du Christ : « Vous connaîtrez
la vérité et la vérité vous libérera » (Jn 8, 32).
I. La liberté et la loi
« De l'arbre de la connaissance du bien et
du mal, tu ne mangeras pas » (Gn 2, 17)
35. Nous lisons dans le livre de la Genèse : « Le Seigneur Dieu fit à
l'homme ce commandement : " Tu peux manger de tous les arbres du jardin.
Mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car
le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible de mort " » (Gn 2,
16-17).
Par cette image, la Révélation enseigne
que le pouvoir de décider du bien et
du mal n'appartient pas à l'homme, mais à Dieu seul.Assurément, l'homme est
libre du fait qu'il peut comprendre et recevoir les commandements de Dieu. Et
il jouit d'une liberté très considérable, puisqu'il peut manger « de tous les
arbres du jardin ». Mais cette liberté n'est pas illimitée : elle doit
s'arrêter devant « l'arbre de la connaissance du bien et du mal », car elle est
appelée à accepter la loi morale que Dieu donne à l'homme. En réalité, c'est
dans cette acceptation que la liberté humaine trouve sa réalisation plénière et
véritable. Dieu qui seul est bon connaît parfaitement ce qui est bon pour
l'homme en vertu de son amour même, il le lui propose dans les commandements.
La Loi de Dieu n'atténue donc pas la
liberté de l'homme et encore moins ne l'élimine ; au contraire, elle la protège
et la promeut. Allant pourtant dans un sens bien différent, certaines tendances
de la culture actuelle ont suscité de nombreux courants dans l'éthique qui
placent au centre de leur réflexion un
prétendu conflit entre la liberté et la loi. C'est le cas des
doctrines qui attribuent aux individus ou aux groupes sociaux la faculté
de déterminer le bien et le mal : la
liberté humaine pourrait « créer les valeurs » et jouirait d'une primauté sur
la vérité, au point que la vérité elle-même serait considérée comme une
création de la liberté. Cette dernière revendiquerait donc une telle autonomie morale que cela
signifierait pratiquement son absolue
souveraineté.
36. La requête moderne d'autonomie n'a pas
manqué d'exercer aussi son influence
dans le domaine de la théologie morale catholique. Si celle-ci n'a
évidemment jamais entendu opposer la liberté humaine à la Loi divine, ni
remettre en question l'existence du fondement religieux ultime des normes
morales, elle a cependant été amenée à repenser entièrement le rôle de la
raison et de la foi dans la détermination des normes morales qui se rapportent
à des comportements précis « dans le monde », c'est-à-dire envers soi-même,
envers les autres et envers le monde des choses.
Il faut reconnaître que, à l'origine de
cet effort pour renouveler la réflexion, on trouve certaines requêtes positives qui, d'ailleurs, appartiennent
dans une large mesure à la meilleure tradition de la pensée catholique. A
l'invitation du Concile Vatican II 60, on a désiré favoriser le dialogue avec
la culture moderne, en mettant en lumière le caractère rationnel — et donc
universellement intelligible et communicable — des normes morales appartenant
au domaine de la loi morale naturelle 61. En outre, on a voulu insister sur le
caractère intérieur des exigences éthiques qui en découlent et qui ne
s'imposent à la volonté comme une obligation qu'en vertu de leur reconnaissance
préalable par la raison humaine et, concrètement, par la conscience
personnelle.
Mais, en oubliant la dépendance de la
raison humaine par rapport à la Sagesse divine et, dans l'état actuel de la
nature déchue, la nécessité et surtout la réalité effective de la Révélation
divine pour pouvoir connaître les vérités morales même d'ordre naturel 62,
certains en sont arrivés à faire la théorie de la souveraineté totale de la raison dans le domaine des normes
morales portant sur la conduite droite de la vie dans ce monde : ces normes
constitueraient le domaine d'une morale purement « humaine », c'est-à- dire
qu'elles seraient l'expression d'une loi que l'homme se donne à lui-même de
manière autonome et qui a sa source exclusivement dans la raison humaine. Dieu
ne pourrait aucunement être considéré comme l'auteur de cette loi, si ce n'est
dans la mesure où la raison humaine exerce sa fonction de régulation autonome
en vertu de la délégation originelle et complète que Dieu a donnée à l'homme.
Or ces façons de penser ont amené, à l'encontre de la Sainte Ecriture et de la
doctrine constante de l'Eglise, à nier que la loi morale naturelle ait Dieu
pour auteur et que l'homme, par sa raison, participe de la Loi éternelle qu'il
ne lui appartient pas d'établir.
37. Cependant, désirant maintenir la vie
morale dans un contexte chrétien, certains théologiens moralistes ont introduit
une nette distinction, contraire à la doctrine catholique 63, entre un ordre éthique, qui n'aurait
qu'une origine humaine et une valeur seulement terrestre, et un
ordre du salut, pour lequel n'auraient d'importance que certaines
intentions et certaines attitudes intérieures envers Dieu et le prochain. En
conséquence, on en est venu à nier l'existence, dans la Révélation divine, d'un
contenu moral spécifique et déterminé, de validité universelle et permanente :
la Parole de Dieu se limiterait à proposer une exhortation, une parénèse
générale, que la raison autonome aurait seule ensuite le devoir de préciser par
des déterminations normatives véritablement « objectives », c'est-à-dire
appropriées à la situation historique concrète. Naturellement, une telle
conception de l'autonomie entraîne aussi la négation de la compétence
doctrinale spécifique de l'Eglise et de son Magistère sur les normes morales
précises concernant ce qu'on appelle le « bien humain » : elles
n'appartiendraient pas au contenu propre de la Révélation et ne seraient pas en
elles-mêmes importantes pour le salut.
On ne peut pas ne pas voir qu'une telle
interprétation de l'autonomie de la raison humaine comporte des thèses
incompatibles avec la doctrine catholique.
Dans ce contexte, il est absolument
nécessaire de clarifier, à la lumière de la Parole de Dieu et de la Tradition
vivante de l'Eglise, les notions fondamentales de liberté humaine et de loi
morale, de même que les rapports profonds qui les lient étroitement. C'est
seulement ainsi que l'on pourra répondre aux requêtes légitimes de la
rationalité humaine, en intégrant les éléments valables de certains courants de
la théologie morale actuelle, sans porter atteinte au patrimoine moral de
l'Eglise par des thèses résultant d'un conception erronée de l'autonomie.
Dieu a voulu laisser l'homme « à son
conseil » (Si
15, 14)
38. Reprenant les paroles du Siracide, le
Concile Vatican II explique ainsi la « vraie liberté » qui est en l'homme « un
signe privilégié de l'image divine » : « Dieu a voulu " laisser 4 à son
conseil " pour qu'il puisse de lui-même chercher son Créateur et, en
adhérant librement à lui, s'achever ainsi dans une bienheureuse plénitude » 64.
Ces paroles montrent à quelle admirable profondeur departicipation à la seigneurie divine l'homme a été appelé :
elles montrent que le pouvoir de l'homme s'exerce, en un sens, sur l'homme
lui-même. C'est là un aspect constamment souligné dans la réflexion théologique
sur la liberté humaine, comprise comme une forme de royauté. Grégoire de Nysse
écrit, par exemple, que l'âme manifeste son caractère royal « par son autonomie
et son indépendance et par ce fait que, dans sa conduite, elle est maîtresse de
son propre vouloir. De qui ceci est-il le propre, sinon d'un roi ? 5 Ainsi la
nature humaine, créée pour dominer le monde, à cause de sa ressemblance avec le
Roi universel, a été faite comme une image vivante qui participe à l'archétype
par la dignité et par le nom » 65.
La maîtrise du
monde constitue déjà pour l'homme un devoir
important et une grande responsabilité qui engage sa liberté dans l'obéissance
au Créateur : « Emplissez la terre et soumettez-la » (Gn 1, 28). De ce point de
vue, à l'individu humain, de même qu'à la communauté humaine, appartient une
juste autonomie, à laquelle la constitution conciliaire Gaudium et spes accorde une attention
particulière : il s'agit de l'autonomie des réalités terrestres qui signifie «
que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs
valeurs propres, que l'homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser
et à organiser » 66.
39. Ce n'est pas seulement le monde, mais
aussi l'homme lui-même qui a été
confié à ses propres soins et à sa propre responsabilité. Dieu l'a « laissé
à son conseil » (Si 15, 14), afin qu'il cherche son Créateur et qu'il parvienne
librement à la perfection. Y parvenir signifie construire personnellement en soi cette perfection. En effet,
de même que l'homme façonne le monde par son intelligence et par sa volonté en
le maîtrisant, de même l'homme confirme, développe et consolide en lui-même sa
ressemblance avec Dieu en accomplissant des actes moralement bons.
Toutefois, le Concile demande d'être
attentif à une fausse conception de l'autonomie des réalités terrestres, celle
qui consiste à considérer que « les choses créées ne dépendent pas de Dieu et
que l'homme peut en disposer sans référence au Créateur » 67. En ce qui
concerne l'homme, cette conception de l'autonomie produit des effets
particulièrement dommageables, car elle finit par avoir un sens athée : « La
créature sans Créateur s'évanouit 6. Et même, l'oubli de Dieu rend opaque la
créature elle-même » 68.
40. L'enseignement du Concile souligne,
d'un côté, le rôle rempli par la
raison humaine pour la détermination et pour l'application de la loi
morale : la vie morale suppose de la part de la personne créativité et
ingéniosité, car elle est source et cause de ses actes délibérés. D'un autre
côté, la raison puise sa part de vérité et son autorité dans la Loi éternelle
qui n'est autre que la Sagesse divine elle-même 69. A la base de la vie morale,
il y a donc le principe d'une « juste autonomie » 70 de l'homme, sujet
personnel de ses actes. La loi
morale vient de Dieu et trouve toujours en lui sa source : à cause de
la raison naturelle qui découle de la Sagesse divine, elle est, en même
temps, la loi propre de
l'homme. En effet, la loi naturelle, comme on l'a vu, « n'est rien
d'autre que la lumière de l'intelligence mise en nous par Dieu. Grâce à elle,
nous savons ce que nous devons faire et ce que nous devons éviter. Cette
lumière et cette loi, Dieu les a données par la création » 71. La juste
autonomie de la raison pratique signifie que l'homme possède en lui-même sa
loi, reçue du Créateur. Toutefois, l'autonomie
de la raison ne peut pas signifier la création des valeurs et des normes
morales par la raison elle-même 72. Si cette autonomie impliquait la
négation de la participation de la raison pratique à la sagesse du Créateur et
divin Législateur, ou bien si elle suggérait une liberté créatrice des normes
morales en fonction des contingences historiques ou de la diversité des
sociétés et des cultures, une telle prétention d'autonomie contredirait
l'enseignement de l'Eglise sur la vérité de l'homme 73. Ce serait la mort de la
liberté véritable : « Mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu
ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible de mort
» (Gn 2, 17).
41. L'autonomie morale authentique de l'homme ne signifie
nullement qu'il refuse, mais bien qu'il accueille la loi morale, le
commandement de Dieu : « Le Seigneur Dieu fit à l'homme ce commandement... »
(Gn 2, 16). La liberté de l'homme et
la Loi de Dieu se rejoignent et sont appelées à s'interpénétrer, c'est-
à-dire qu'il s'agit de l'obéissance libre de l'homme à Dieu et de la
bienveillance gratuite de Dieu envers l'homme. Par conséquent, l'obéissance à
Dieu n'est pas, comme le croient certains, unehétéronomie, comme si la vie morale était soumise à la volonté
d'une toute-puissance absolue, extérieure à l'homme et contraire à
l'affirmation de sa liberté. En réalité, si l'hétéronomie de la morale
signifiait la négation de l'autodétermination de l'homme ou l'imposition de
normes extérieures à son bien, elle serait en contradiction avec la révélation
de l'Alliance et de l'Incarnation rédemptrice. Cette hétéronomie ne serait
qu'une forme d'aliénation, contraire à la Sagesse divine et à la dignité de la
personne humaine.
Certains parlent, à juste titre, de théonomie, ou dethéonomie participée, parce que
l'obéissance libre de l'homme à la Loi de Dieu implique effectivement la
participation de la raison et de la volonté humaines à la sagesse et à la
providence de Dieu. En défendant à l'homme de manger « de l'arbre de la
connaissance du bien et du mal » (Gn 2, 17), Dieu affirme qu'à l'origine
l'homme ne possède pas en propre cette « connaissance », mais qu'il y participe
seulement par la lumière de la raison naturelle et de la révélation divine qui
lui manifestent les exigences et les appels de la Sagesse éternelle. On doit
donc dire que la loi est une expression de la Sagesse divine : en s'y
soumettant, la liberté se soumet à la vérité de la création. C'est pourquoi il
convient de reconnaître dans la liberté de la personne humaine l'image et la
proximité de Dieu qui est présent en tous (cf. Ep 4, 6) ; de même, il faut
confesser la majesté du Dieu de l'univers et vénérer la sainteté de la Loi de
Dieu infiniment transcendante. Deus
semper maior74.
Heureux l'homme qui se plaît dans la Loi
du Seigneur (cf. Ps 1, 1-2)
42. La liberté de l'homme, formée sur le
modèle de celle de Dieu, n'est pas supprimée par son obéissance à la Loi
divine, mais elle ne demeure dans la vérité et elle n'est conforme à la dignité
de l'homme que par cette obéissance, comme l'écrit clairement le Concile : « La
dignité de l'homme exige de lui qu'il agisse selon un choix conscient et libre,
mû et déterminé par une conviction personnelle et non sous le seul effet de
poussées instinctives ou d'une contrainte extérieure. L'homme parvient à cette
dignité lorsque, se délivrant de toute servitude des passions, par le choix
libre du bien, il marche vers sa destinée et prend soin de s'en procurer
réellement les moyens par son ingéniosité » 75.
En tendant vers Dieu, vers Celui qui «
seul est le Bon », l'homme doit accomplir le bien et éviter le mal librement.
Mais, pour cela, l'homme doit pouvoir
distinguer le bien du mal. Et cela s'effectue surtout grâce à la
lumière de la raison naturelle, reflet en l'homme de la splendeur du visage de
Dieu. Dans ce sens, saint Thomas écrit en commentant un verset du Psaume 4 : «
Quand le Psaume disait : " Offrez des sacrifices de justice " (Ps 4,
6), il ajoutait comme pour ceux qui demandaient quelles sont ces œuvres de
justice : " Beaucoup disent :
Qui nous montrera le bien ? " et il leur donnait cette réponse
: " Seigneur, nous avons la
lumière de ta face imprimée en nous ", c'est-à-dire que la
lumière de notre raison naturelle, nous faisant discerner ce qui est bien et ce
qui est mal — ce qui relève de la loi naturelle —, n'est autre qu'une
impression en nous de la lumière divine » 76. On voit là pourquoi cette loi est
appelée loi naturelle : elle
est appelée ainsi non pas par rapport à la nature des êtres irrationnels, mais
parce que la raison qui la promulgue est précisément celle de la nature humaine
77.
43. Le Concile Vatican II rappelle que «
la norme suprême de la vie humaine est la Loi divine elle-même, éternelle,
objective et universelle, par laquelle Dieu, dans son dessein de sagesse et
d'amour, règle, dirige et gouverne le monde entier, ainsi que les voies de la
communauté humaine. De cette Loi qui est sienne, Dieu rend l'homme participant
de telle sorte que, par une heureuse disposition de la providence divine,
celui-ci puisse toujours davantage accéder à l'immuable vérité » 78.
Le Concile renvoie à la doctrine classique
sur la Loi éternelle de Dieu. Saint
Augustin la définit comme « la raison ou la volonté de Dieu qui permet de
garder l'ordre naturel et interdit de le troubler » 79 ; Saint Thomas
l'identifie avec « la raison de la sagesse divine qui meut toute chose à la fin
requise » 80. Et la sagesse de Dieu est providence, amour qui veille. C'est
donc Dieu lui-même qui aime et qui veille, dans le sens le plus littéral et
fondamental, sur toute la création (cf. Sg 7, 22 ; 8, 11). Dieu prend soin des
hommes autrement que des êtres non personnels : non pas « de l'extérieur » par
les lois de la nature physique, mais « de l'intérieur » par la raison qui, du
fait qu'elle connaît la Loi éternelle de Dieu par une lumière naturelle, est en
mesure de montrer à l'homme la juste direction de son agir libre 81. De cette
manière, Dieu appelle l'homme à participer à sa providence, voulant, par
l'homme lui-même, c'est-à-dire par son action raisonnable et responsable,
conduire le monde, non seulement le monde de la nature, mais encore celui des
personnes humaines. La loi
naturelle se situe dans ce contexte, en tant qu'expression humaine de
la Loi éternelle de Dieu : « Parmi tous les êtres — écrit saint Thomas —, la
créature raisonnable est soumise à la providence divine d'une manière plus
excellente par le fait qu'elle participe elle-même de cette providence en
pourvoyant à soi-même et aux autres. En cette créature, il y a donc une
participation de la raison éternelle selon laquelle elle possède une
inclination naturelle au mode d'agir et à la fin qui sont requis. C'est cette
participation de la Loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est
appelée loi naturelle » 82.
44. L'Eglise s'est souvent référée à la
doctrine thomiste de la loi naturelle, l'intégrant dans son enseignement moral.
Mon vénéré prédécesseur Léon XIII a ainsi souligné la soumission essentielle de la raison et de la loi humaine à la
Sagesse de Dieu et à sa Loi.Après avoir dit que « la loi naturelle est écrite et gravée
dans le cœur de chaque homme, car elle est la raison même de l'homme lui
ordonnant de bien faire et lui interdisant de pécher », Léon XIII renvoie à la
« raison plus haute » du Législateur divin : « Mais cette prescription de la
raison humaine ne pourrait avoir force de loi, si elle n'était l'organe et
l'interprète d'une raison plus haute, à laquelle notre esprit et notre liberté
doivent obéissance ». En effet, l'autorité de la loi réside dans son pouvoir
d'imposer des devoirs, de conférer des droits et de sanctionner certains
comportements : « Or tout cela ne pourrait exister dans l'homme, s'il se
donnait à lui-même en législateur suprême la règle de ses propres actes ». Et
il conclut : « Il s'ensuit que la loi naturelle est la Loi éternelle elle-même, inscrite
dans les êtres doués de raison et les
inclinant à l'acte et à la fin qui leur sont propres ; et elle n'est
que la raison éternelle du Dieu créateur et modérateur du monde » 83.
L'homme peut reconnaître le bien et le mal
grâce au discernement du bien et du mal que lui-même opère par sa raison, en
particulier par sa raison éclairée par la Révélation divine et par la foi, en
vertu de la Loi que Dieu a donnée au peuple élu, à commencer par les
commandements du Sinaï. Israël a été appelé à recevoir et à vivre la Loi de Dieu comme don spécial et signe de l'élection et de
l'Alliance divines, et en même temps comme attestation de la
bénédiction de Dieu. Moïse pouvait ainsi s'adresser aux fils d'Israël et leur
demander : « Quelle est la grande nation dont les dieux se fassent aussi
proches que le Seigneur notre Dieu l'est pour nous chaque fois que nous
l'invoquons ? Et quelle est la grande nation dont les lois et coutumes soient
aussi justes que toute cette Loi que je vous prescris aujourd'hui ? » (Dt 4,
7-8). C'est dans les Psaumes que
nous trouvons l'expression de la louange, de la gratitude et de la vénération
que le peuple élu est appelé à nourrir envers la Loi de Dieu, en même temps que
l'exhortation à la connaître, à la méditer et à la mettre en œuvre dans la vie
: « Heureux l'homme qui ne suit pas le conseil des impies, ni dans la voie des
égarés ne s'arrête, ni au siège des rieurs ne s'assied, mais se plaît dans la
Loi du Seigneur, mais murmure sa Loi jour et nuit ! » (Ps 1, 1-2). « La Loi du
Seigneur est parfaite, réconfort pour l'âme ; le témoignage du Seigneur est
véridique, sagesse du simple. Les préceptes du Seigneur sont droits, joie pour
le cœur ; le commandement du Seigneur est limpide, lumière des yeux » (Ps 1918,
8-9).
45. L'Eglise accueille avec reconnaissance
tout le dépôt de la Révélation et le conserve avec amour ; elle le considère
avec un respect religieux quand elle remplit sa mission d'interpréter la Loi de
Dieu de manière authentique à la lumière de l'Evangile. En outre, l'Eglise
reçoit comme un don la Loi
nouvelle qui est l'« accomplissement » de la Loi de Dieu en Jésus
Christ et dans son Esprit : c'est une loi « intérieure » (cf. Jr 31, 31-33), «
écrite non avec de l'encre, mais avec l'Esprit du Dieu vivant, non sur des
tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur les cœurs » (2 Co 3, 3) ;
une loi de perfection et de liberté (cf. 2 Co 3, 17) ; c'est « la Loi de
l'Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus » (Rm 8, 2). Saint Thomas écrit
au sujet de cette loi : « On peut dire que c'est une loi 1 dans un premier sens
: la loi de l'esprit est l'Esprit Saint 2 qui, habitant dans l'âme, non
seulement enseigne ce qu'il faut faire en éclairant l'intelligence sur les
actes à accomplir, mais encore incline à agir avec rectitude 3 Dans un deuxième
sens, la loi de l'esprit peut se dire de l'effet propre de l'Esprit Saint,
c'est-à-dire la foi opérant par la charité (Ga 5, 6) et qui, par là, instruit
intérieurement sur les choses à faire 4 et dispose l'affection à agir » 84.
Même si, dans la réflexion théologique et
morale, on a pris l'habitude de distinguer la Loi de Dieu positive et révélée
de la loi naturelle, et, dans l'économie du salut, la loi « ancienne » de la
loi « nouvelle », on ne peut oublier que ces distinctions utiles et d'autres
encore se réfèrent toujours à la Loi dont l'auteur est le Dieu unique lui-même
et dont le destinataire est l'homme. Les différentes manières dont Dieu veille
sur le monde et sur l'homme dans l'histoire non seulement ne s'excluent pas,
mais, au contraire, se renforcent l'une l'autre et s'interpénètrent. Toutes proviennent
du dessein éternel de sagesse et d'amour par lequel Dieu prédestine les hommes
« à reproduire l'image de son Fils » (Rm 8, 29) et elles le manifestent. Ce
dessein ne comporte aucune menace pour la liberté authentique de l'homme ; au
contraire, l'accueil de ce dessein est l'unique voie pour affirmer la liberté.
« Ils montrent la réalité de la Loi
inscrite en leur cœur »
(Rm 2, 15).
46. Le prétendu conflit entre la liberté
et la loi se présente à nouveau aujourd'hui avec une intensité particulière en
ce qui concerne la loi naturelle, spécialement au sujet de la nature. En
réalité, les débats sur la nature et
la liberté ont toujours accompagné l'histoire de la réflexion morale,
prenant un tour aigu au temps de la Renaissance et de la Réforme, comme on peut
le remarquer dans les enseignements du Concile de Trente 85. L'époque
contemporaine est marquée par une tension analogue, bien que dans un sens
différent : le goût de l'observation empirique, les processus de l'objectivité
scientifique, le progrès technique, certaines formes de libéralisme ont amené à
opposer les deux termes, comme si la dialectique — sinon même le conflit —
entre la liberté et la nature était une caractéristique qui structure
l'histoire humaine. En d'autres temps, il semblait que la « nature » soumettait
totalement l'homme à ses dynamismes et même à ses déterminismes. Aujourd'hui
encore, les coordonnées spatio-temporelles du monde sensible, les constantes
physico-chimiques, les dynamismes corporels, les pulsions psychiques, les conditionnements
sociaux, apparaissent à beaucoup de gens comme les seuls facteurs réellement
décisifs des réalités humaines. Dans ce contexte, les faits de nature morale
eux-mêmes sont souvent considérés, au mépris de leur spécificité, comme s'il
s'agissait de données statistiquement saisissables, de comportements
observables ou explicables par les seules données des mécanismes psychologiques
et sociaux. C'est ainsi que certains
spécialistes de l'éthique, appelés par profession à examiner les faits
et gestes de l'homme, peuvent avoir la tentation de mesurer l'objet de leur
savoir, ou même leurs prescriptions, à partir d'un tableau statistique des
comportements humains concrets et des valeurs admises par la majorité.
D'autres
moralistes, inversement, soucieux d'éduquer aux
valeurs, restent sensibles au prestige de la liberté, mais la conçoivent
souvent en opposition, ou en conflit, avec la nature matérielle et biologique à
laquelle elle devrait progressivement s'imposer. A ce propos, diverses
conceptions se rejoignent dans le même oubli de la qualité de créature de la
nature et dans la méconnaissance de son intégralité. Pour certains, la nature se trouve réduite à n'être qu'un
matériau de l'agir humain et de son pouvoir : elle devrait être profondément
transformée ou même dépassée par la liberté, parce qu'elle serait pour celle-ci
une limite et une négation.Pour
d'autres, les valeurs économiques, sociales, culturelles et même
morales ne se constituent que dans la promotion sans limites du pouvoir de
l'homme ou de sa liberté : la nature ne désignerait alors que tout ce qui, en
l'homme et dans le monde, se trouve hors du champ de la liberté. Cette nature
comprendrait en premier lieu le corps humain, sa constitution et ses dynamismes
: à ce donné physique s'opposerait ce qui est « construit », c'est-à-dire la «
culture », en tant qu'œuvre et produit de la liberté. La nature humaine, ainsi
comprise, pourrait être réduite à n'être qu'un matériau biologique ou social
toujours disponible. Cela signifie, en dernier ressort, que la liberté se
définirait par elle-même et serait créatrice d'elle-même et de ses valeurs.
C'est ainsi qu'à la limite l'homme n'aurait même pas de nature et qu'il serait
à lui-même son propre projet d'existence. L'homme ne serait rien d'autre que sa
liberté !
47. C'est dans ce contexte que sont
apparues les objections du
physicisme et du naturalisme contre la conception traditionnelle
de la loi naturelle : cette
dernière présenterait comme lois morales celles qui ne seraient en elles-mêmes
que des lois biologiques. On aurait ainsi attribué trop superficiellement à
certains comportements humains un caractère permanent et immuable et, à partir
de là, on aurait prétendu formuler des normes morales universellement valables.
Selon certains théologiens, une telle « argumentation biologiste ou naturaliste
» serait même présente dans certains documents du Magistère de l'Eglise,
spécialement dans ceux qui abordent le domaine de l'éthique sexuelle et
matrimoniale. Ce serait en se fondant sur une conception naturaliste de l'acte
sexuel qu'auraient été condamnés comme moralement inadmissibles la
contraception, la stérilisation directe, l'auto-érotisme, les rapports
pré-matrimoniaux, les relations homosexuelles, de même que la fécondation
artificielle. Or, selon l'avis de ces théologiens, l'évaluation moralement
négative de ces actes ne prendrait pas convenablement en considération le
caractère rationnel et libre de l'homme, ni le conditionnement culturel de
toute norme morale. Ils disent que l'homme, comme être rationnel, non seulement
peut, mais même doit déterminer
librement le sens de ses comportements. Cette « détermination du sens
» devra tenir compte, évidemment, des multiples limites de l'être humain qui
est dans une condition corporelle et historique. Elle devra également tenir
compte des modèles de comportement et du sens qu'ils prennent dans une culture
particulière. Surtout, elle devra respecter le commandement fondamental de
l'amour de Dieu et du prochain. Mais Dieu — affirment-ils ensuite — a créé
l'homme comme être rationnel et libre, il l'a laissé « à son conseil » et
attend de lui qu'il façonne lui-même rationnellement sa vie. L'amour du
prochain signifierait avant tout ou exclusivement le respect pour la libre
détermination de lui-même. Les mécanismes du comportement propres à l'homme,
mais aussi ce qu'on appelle ses « inclinations naturelles », fonderaient tout
au plus — disent-ils — une orientation générale du comportement droit, mais ils
ne pourraient pas déterminer la valeur morale des actes humains singuliers, si
complexes en fonction des situations.
48. Face à cette interprétation, il
convient de considérer avec attention le rapport exact qui existe entre la
liberté et la nature humaine et, en particulier, la place du corps humain du point de vue de la loi naturelle.
Une liberté qui prétend être absolue finit
par traiter le corps humain comme un donné brut, dépourvu de signification et
de valeur morales tant que la liberté ne l'a pas saisi dans son projet. En
conséquence, la nature humaine et le corps apparaissent comme desprésupposés ou des préliminaires, matériellement nécessaires au choix de la liberté,
mais extrinsèques à la personne, au
sujet et à l'acte humain. Leurs dynamismes ne pourraient pas constituer des
points de référence pour le choix moral, parce que la finalité de ces
inclinations ne serait autre que des biens
« physiques », que certains appellent « pré-moraux ». Les prendre
comme référence, pour y chercher des indications rationnelles dans l'ordre de
la moralité, cela devrait être considéré comme du physicisme ou du biologisme.
Dans ce contexte, la tension entre la liberté et une nature conçue dans un sens
réducteur se traduit par une division à l'intérieur de l'homme lui-même.
Cette théorie morale n'est pas conforme à
la vérité sur l'homme et sur sa liberté. Elle contredit les enseignements de l'Eglise sur l'unité de
l'être humain dont l'âme rationnelle est per se et essentialiter la forme du corps 86. L'âme
spirituelle et immortelle est le principe d'unité de l'être humain, elle est ce
pour quoi il existe comme un tout —
corpore et anima unus 87 — en tant que personne. Ces définitions ne
montrent pas seulement que même le corps, auquel est promise la résurrection,
aura part à la gloire ; elles rappellent également le lien de la raison et de
la volonté libre avec toutes les facultés corporelles et sensibles. La personne, comprenant son corps, est
entièrement confiée à elle-même, et c'est dans l'unité de l'âme et du corps
qu'elle est le sujet de ses actes moraux. Grâce à la lumière de la
raison et au soutien de la vertu, la personne découvre en son corps les signes
annonciateurs, l'expression et la promesse du don de soi, en conformité avec le
sage dessein du Créateur. C'est à la lumière de la dignité de la personne
humaine, qui doit être affirmée pour elle-même, que la raison saisit la valeur
morale spécifique de certains biens auxquels la personne est naturellement
portée. Et, puisque la personne humaine n'est pas réductible à une liberté qui
se projette elle-même, mais qu'elle comporte une structure spirituelle et
corporelle déterminée, l'exigence morale première d'aimer et de respecter la
personne comme une fin et jamais comme un simple moyen implique aussi
intrinsèquement le respect de certains biens fondamentaux, hors duquel on tombe
dans le relativisme et dans l'arbitraire.
49. Une doctrine qui dissocie l'acte moral des dimensions corporelles de
son exercice est contraire aux enseignements de la Sainte Ecriture et de la
Tradition : une telle doctrine fait revivre, sous des formes nouvelles,
certaines erreurs anciennes que l'Eglise a toujours combattues, car elles
réduisent la personne humaine à une liberté « spirituelle » purement formelle.
Cette réduction méconnaît la signification morale du corps et des comportements
qui s'y rattachent (cf. 1 Co 6, 19). L'Apôtre Paul déclare que n'hériteront du
Royaume de Dieu « ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, ni
gens de mœurs infâmes, ni voleurs, ni cupides, pas plus qu'ivrognes, insulteurs
ou rapaces » (1 Co 6, 9-10). Cette condamnation, formellement exprimée par le
Concile de Trente 88 met au nombre des « péchés mortels », ou des « pratiques
infâmes », certains comportements spécifiques dont l'acceptation volontaire
empêche les croyants d'avoir part à l'héritage promis. En effet, le corps et l'âme sont indissociables
: dans la personne, dans l'agent volontaire et dans l'acte délibéré,
ils demeurent ou se perdent
ensemble.
50. On peut alors comprendre le vrai sens
de la loi naturelle : elle se réfère à la nature propre et originale de
l'homme, à la « nature de la personne humaine » 89, qui est la personne elle-même dans l'unité de l'âme et du corps, dans
l'unité de ses inclinations d'ordre spirituel ou biologique et de tous les
autres caractères spécifiques nécessaires à la poursuite de sa fin. « La loi
morale naturelle exprime et prescrit les finalités, les droits et les devoirs
qui se fondent sur la nature corporelle et spirituelle de la personne humaine.
Aussi ne peut-elle pas être conçue comme normativité simplement biologique, mais
elle doit être définie comme l'ordre rationnel selon lequel l'homme est appelé
par le Créateur à diriger et à régler sa vie et ses actes, et, en particulier,
à user et à disposer de son propre corps » 90. Par exemple, l'origine et le
fondement du devoir de respecter absolument la vie humaine doivent être
cherchés dans la dignité propre à la personne et non pas seulement dans
l'inclination naturelle à conserver sa vie physique. Ainsi la vie humaine, tout
en étant un bien fondamental de l'homme, acquiert une signification morale par
rapport au bien de la personne, qui doit toujours être reconnue pour elle-même
: s'il est toujours moralement illicite de tuer un être humain innocent, il
peut être licite et louable de donner sa vie (cf. Jn 15, 13) par amour du
prochain ou pour rendre témoignage à la vérité, et cela peut même être un
devoir. En réalité, ce n'est qu'en référence à la personne humaine dans sa «
totalité unifiée », c'est-à-dire « une âme qui s'exprime dans un corps et un
corps animé par un esprit immortel » 91, que l'on peut déchiffrer le sens
spécifiquement humain du corps. En effet, les inclinations naturelles ne
prennent une qualité morale qu'en tant qu'elles se rapportent à la personne
humaine et à sa réalisation authentique qui, d'autre part, ne peut jamais
exister que dans la nature humaine. L'Eglise sert l'homme en refusant les
manipulations affectant la corporéité, qui en altèrent la signification
humaine, et elle lui montre la voie de l'amour véritable, sur laquelle seule il
peut trouver le vrai Dieu.
La loi naturelle ainsi comprise ne laisse
pas place à la séparation entre la liberté et la nature. En effet, celles-ci
sont harmonieusement liées entre elles et intimement alliées l'une avec
l'autre.
« Mais dès l'origine il n'en fut pas ainsi
» (Mt
19, 8)
51. Le prétendu conflit entre la liberté
et la nature retentit aussi sur l'interprétation de certains aspects
spécifiques de la loi naturelle, surtout de son universalité et de son immutabilité. « Où donc ces règles
sont-elles écrites — se demandait saint Augustin —, 1 sinon dans le livre de la
lumière qu'on appelle vérité ? C'est là qu'est inscrite toute loi juste, et de
là qu'elle passe dans le cœur de l'homme qui fait œuvre de justice, non par
mode de déplacement mais, pour ainsi dire, d'impression, comme l'effigie du
sceau va se déposer sur la cire sans quitter le sceau » 92.
C'est précisément grâce à cette « vérité »
que la loi naturelle suppose
l'universalité. En tant qu'inscrite dans la nature raisonnable de la
personne, elle s'impose à tout être doué de raison et vivant dans l'histoire.
Pour se perfectionner dans son ordre, la personne doit faire le bien et éviter
le mal, veiller à la transmission et à la préservation de la vie, affiner et
développer les richesses du monde sensible, cultiver la vie sociale, chercher
la vérité, pratiquer le bien, contempler la beauté 93.
La coupure faite par certains entre la
liberté des individus et la nature commune à tous, ainsi qu'il ressort de
certaines théories philosophiques qui ont une grande influence dans la culture
contemporaine, obscurcit la perception de l'universalité de la loi morale par
la raison. Mais, du fait qu'elle exprime la dignité de la personne humaine et
établit le fondement de ses droits et de ses devoirs primordiaux, la loi naturelle
est universelle dans ses prescriptions et son autorité s'étend à tous les
hommes. Cette universalité ne laisse
pas de côté la singularité des êtres humains, et elle ne s'oppose pas
à l'unicité et au caractère irremplaçable de chaque personne ; au contraire,
elle inclut à leur source tous ses actes libres qui doivent attester
l'universalité du bien authentique. En se soumettant à la loi commune, nos
actes construisent la vraie communion des personnes et, avec la grâce de Dieu,
mettent en pratique la charité, « en laquelle se noue la perfection » (Col 3,
14). Au contraire, quand ils méconnaissent ou seulement ignorent la loi, de
manière responsable ou non, nos actes blessent la communion des personnes, au
préjudice de tous.
52. Il est juste et bon, toujours et pour
tous, de servir Dieu, de lui rendre le culte requis et d'honorer nos parents en
vérité. Cespréceptes positifs, qui
prescrivent d'accomplir certaines actions et de cultiver certaines attitudes,
obligent universellement et ils sont immuables 94 ; ils réunissent dans le même
bien commun tous les hommes de toutes les époques de l'histoire, créés pour «
la même vocation et la même destinée divine » 95. Ces lois universelles et
permanentes correspondent à ce que connaît la raison pratique et elles sont appliquées
dans les actes particuliers par le jugement de la conscience. Le sujet qui agit
assimile personnellement la vérité contenue dans la loi : il s'approprie et
fait sienne cette vérité de son être par ses actes et par les vertus
correspondantes. Les préceptes
négatifs de la loi naturelle sont universellement valables : ils
obligent tous et chacun, toujours et en toute circonstance. En effet, ils
interdisent une action déterminée semper
et pro semper, sans exception, parce que le choix d'un tel comportement
n'est en aucun cas compatible avec la bonté de la volonté de la personne qui
agit, avec sa vocation à la vie avec Dieu et à la communion avec le prochain.
Il est défendu à tous et toujours de transgresser des préceptes qui
interdisent, à tous et à tout prix, d'offenser en quiconque et, avant tout, en
soi-même la dignité personnelle commune à tous.
D'autre part, le fait que seuls les
commandements négatifs obligent toujours et en toutes circonstances ne veut pas
dire que les prohibitions soient plus importantes dans la vie morale que le
devoir de faire le bien, exprimé par les comportements positifs. La raison en
est plutôt la suivante : le commandement de l'amour de Dieu et de l'amour du
prochain ne comporte dans sa dynamique positive aucune limite supérieure, mais
il a une limite inférieure en dessous de laquelle il est violé. En outre, ce
que l'on doit faire dans une situation déterminée dépend des circonstances, qui
ne sont pas toutes prévisibles à l'avance ; au contraire, il y a des
comportements qui ne peuvent jamais, et dans aucune situation, être la réponse
juste, c'est-à-dire conforme à la dignité de la personne. Enfin, il est
toujours possible que l'homme, sous la contrainte ou en d'autres circonstances,
soit empêché d'accomplir certaines bonnes actions ; mais il ne peut jamais être
empêché de ne pas faire certaines actions, surtout s'il est prêt à mourir
plutôt que de faire le mal.
L'Eglise a toujours enseigné que l'on ne
doit jamais choisir des comportements prohibés par les commandements moraux,
exprimés sous forme négative par l'Ancien et le Nouveau Testament. Comme on l'a
vu, Jésus lui-même redit qu'on ne peut déroger à ces interdictions : « Si tu
veux entrer dans la vie, observe les commandements 1. " Tu ne tueras pas,
tu ne commettras pas d'adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux
témoignage " » (Mt 19, 17-18).
53. L'homme contemporain se montre très
sensible à l'historicité et à la culture, et cela amène certains à douter de l'immutabilité de la loi naturelle elle-même
et donc de l'existence de « normes objectives de la moralité » 96 valables pour
tous les hommes actuellement et à l'avenir, comme elles l'étaient déjà dans le
passé : est-il possible d'affirmer que sont universellement valables pour tous
et permanentes certaines déterminations rationnelles établies dans le passé,
alors qu'on ignorait le progrès que l'humanité devait faire par la suite ?
On ne peut nier que l'homme se situe
toujours dans une culture particulière, mais on ne peut nier non plus que
l'homme ne se définit pas tout entier par cette culture. Du reste, le progrès
même des cultures montre qu'il existe en l'homme quelque chose qui transcende
les cultures. Ce « quelque chose » est précisément la nature de l'homme : cette nature est la mesure de la
culture et la condition pour que l'homme ne soit prisonnier d'aucune de ses
cultures, mais pour qu'il affirme sa dignité personnelle dans une vie conforme
à la vérité profonde de son être. Si l'on remettait en question les éléments
structurels permanents de l'homme, qui sont également liés à sa dimension
corporelle même, non seulement on irait contre l'expérience commune, mais on
rendrait incompréhensible la
référence que Jésus a faite à « l'origine », justement lorsque le
contexte social et culturel du temps avait altéré le sens originel et le rôle
de certaines normes morales (cf. Mt 19,
1-9). Dans ce sens, l'Eglise « affirme que, sous tous les changements, bien des
choses demeurent qui ont leur fondement
ultime dans le Christ, le même hier, aujourd'hui et à jamais » 97.
C'est lui le « Principe » qui, ayant assumé la nature humaine, l'éclaire
définitivement dans ses éléments constitutifs et dans le dynamisme de son amour
envers Dieu et envers le prochain 98.
Il convient assurément de rechercher et de
trouver la formulation la plus
appropriée des normes morales universelles et permanentes selon les
contextes culturels divers, plus à même d'en exprimer constamment l'actualité
historique, d'en faire comprendre et d'en interpréter authentiquement la
vérité. Cette vérité de la loi morale — de même que celle du « dépôt de la foi
» — se déploie à travers les siècles : les normes qui l'expriment restent
valables dans leur substance, mais elles doivent être précisées et déterminées
« eodem sensu eademque sententia »
99 selon les circonstances historiques par le Magistère de l'Eglise, dont la
décision est précédée et accompagnée par l'effort de lecture et de formulation
fourni par la raison des croyants et par la réflexion théologique 100.
II. La conscience et la
vérité
Le sanctuaire de l'homme
54. Le lien qui existe entre la liberté de
l'homme et la Loi de Dieu se noue dans le « cœur » de la personne, c'est-à-dire
dans saconscience morale : « Au
fond de sa conscience — écrit le Concile Vatican II —, l'homme découvre la
présence d'une loi qu'il ne s'est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est
tenu d'obéir. Cette voix, qui ne cesse de le presser d'aimer et d'accomplir le
bien et d'éviter le mal, résonne au moment opportun dans l'intimité de son cœur
: " Fais ceci, évite cela ". Car c'est une Loi inscrite par Dieu au
cœur de l'homme ; sa dignité est de lui obéir, et c'est elle qui le jugera (cf.
Rm 2, 14-16) » 101.
C'est pourquoi la façon de comprendre le
lien entre la liberté et la loi se rattache étroitement à l'interprétation que
l'on donne de la conscience morale. De ce fait, les tendances culturelles
rappelées plus haut, opposant et séparant la liberté et la loi tout en exaltant
la liberté de manière idolâtrique, conduisent à une interprétation « créative » de la conscience morale, qui
s'écarte de la position traditionnelle de l'Eglise et de son Magistère.
55. Suivant l'opinion de divers
théologiens, la fonction de la conscience aurait été réduite, au moins pendant
certaines périodes du passé, à une simple application de normes morales
générales aux cas particuliers qui se posent au cours de la vie d'une personne.
Mais de telles normes, disent-ils, ne peuvent être aptes à accueillir et à
respecter la spécificité intégrale et unique de chacun des actes concrets des
personnes ; elles peuvent aussi aider en quelque manière à une juste évaluation de la situation, mais
elle ne peuvent se substituer aux personnes dans leurs décisions personnelles sur le
comportement à adopter dans des cas déterminés. Dès lors, cette critique de
l'interprétation traditionnelle de la nature humaine et de son importance pour
la vie morale amène certains auteurs à affirmer que de telles normes sont moins
un critère objectif et contraignant pour les jugements de conscience qu'uneperspective générale qui, en
première approximation, aide l'homme à ordonner avec cohérence sa vie
personnelle et sa vie sociale. Ces auteurs relèvent encore la complexité propre au phénomène de la
conscience : elle se réfère intimement à toute la sphère psychologique et
affective ainsi qu'aux multiples influences de l'environnement social et
culturel de la personne. D'autre part, on exalte au plus haut point la valeur
de la conscience, définie par le Concile lui-même comme « le sanctuaire de
l'homme, le lieu où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre » 102.
Cette voix, dit-on, amène l'homme moins à une observation scrupuleuse des
normes universelles qu'à une prise en compte créative et responsable des
missions personnelles que Dieu lui confie.
Dans leur volonté de mettre en relief le
caractère « créatif » de la conscience, certains auteurs donnent à ses actes le
nom de « décisions » et non plus de « jugements » : c'est seulement en prenant
ces décisions de manière « autonome » que l'homme pourrait atteindre sa
maturité morale. Il ne manque pas d'esprits pour estimer que ce processus de
maturation se verrait contrarié par la position trop catégorique que prend, sur
bien des questions morales, le Magistère de l'Eglise, dont les interventions
feraient naître, chez les fidèles, d'inutiles conflits de conscience.
56. Pour justifier de telles positions,
certains ont proposé une sorte de double statut de la vérité morale. En plus du
niveau doctrinal et abstrait, il faudrait reconnaître l'originalité d'une
certaine considération existentielle plus concrète. Celle-ci, compte tenu des
circonstances et de la situation, pourrait légitimement fonder des exceptions à la règle générale et
permettre ainsi d'accomplir pratiquement, avec une bonne conscience, ce que la
loi morale qualifie d'intrinsèquement mauvais. Ainsi s'instaure dans certains
cas une séparation, voire une opposition, entre la doctrine du précepte valable
en général et la norme de la conscience de chacun, qui déciderait
effectivement, en dernière instance, du bien et du mal. Sur ce fondement, on
prétend établir la légitimité de solutions prétendument « pastorales »,
contraires aux enseignements du Magistère, et justifier une herméneutique «
créatrice », d'après laquelle la conscience morale ne serait nullement obligée,
dans tous les cas, par un précepte négatif particulier.
Il n'est personne qui ne comprenne qu'avec
ces positions on se trouve devant une mise en question de l'identité même de la conscience
morale face à la liberté de l'homme et à la Loi de Dieu. Seuls les éclaircissements
apportés plus haut sur le lien entre liberté et loi, lien fondé sur la vérité,
rendent possible le discernement à
faire sur cette interprétation « créative » de la conscience.
Le jugement de la conscience
57. Le texte de la Lettre aux Romains, qui nous a fait
saisir l'essence de la loi naturelle, montre également le sens biblique de la conscience, surtout dans son lien spécifique avec la loi : «
Quand des païens privés de la Loi accomplissent naturellement les prescriptions
de la Loi, ces hommes, sans posséder de Loi, se tiennent à eux-mêmes lieu de
Loi ; ils montrent la réalité de cette loi inscrite en leur cœur, à preuve le
témoignage de leur conscience, ainsi que les jugements intérieurs de blâme ou
d'éloge qu'ils portent les uns sur les autres » ( Rm 2, 14-15).
D'après les paroles de saint Paul, la
conscience place, en un sens, l'homme devant la Loi, en devenant elle-même
un « témoin » pour l'homme : témoin
de sa fidélité ou de son infidélité à la Loi, c'est-à-dire de sa droiture
foncière ou de sa malice morale. La conscience est l'unique témoin : ce qui se produit à l'intime de la personne
est voilé aux yeux de tous ceux qui sont à l'extérieur. La conscience ne donne
son témoignage qu'à la personne elle-même. Et, de son côté, seule la personne
peut connaître sa réponse à la voix de sa propre conscience.
58. On n'évaluera jamais comme il le
faudrait l'importance de ce dialogue
intime de l'homme avec lui-même. Mais, en réalité, il s'agit du dialogue de l'homme avec Dieu, auteur
de la Loi, modèle premier et fin ultime de l'homme. « La conscience — écrit
saint Bonaventure — est comme le héraut et le messager de Dieu ; ce qu'il dit,
elle ne le prescrit pas d'elle-même, mais elle le prescrit comme venant de
Dieu, à la manière d'un héraut lorsqu'il proclame l'édit du roi. Il en résulte
que la conscience a le pouvoir d'obliger » 103. On peut donc dire que la
conscience donne le témoignage de la droiture et de la malice de l'homme à
l'homme lui-même, mais en même temps et avant tout, qu'elle est le témoignage de Dieu lui-même, dont
la voix et le jugement pénètrent l'intime de l'homme jusqu'aux racines de son
âme, en l'appelant fortiter et
suaviter à l'obéissance : « La conscience morale n'enferme pas l'homme
dans une solitude insurmontable et impénétrable, mais elle l'ouvre à l'appel, à
la voix de Dieu. C'est là et nulle part ailleurs que résident tout le mystère
et la dignité de la conscience morale, dans l'existence, c'est-à-dire le lieu,
l'espace sacré où Dieu parle à l'homme » 104.
59. Saint Paul ne se borne pas à
reconnaître que la conscience joue le rôle de « témoin », mais il révèle
également la manière dont elle s'acquitte d'une telle fonction. Il s'agit de «
raisonnements », qui blâment ou qui louent les païens selon leur comportement
(cf. Rm 2, 15). Le terme de « raisonnements » met en lumière le caractère
spécifique de la conscience, qui est d'émettre un jugement moral sur l'homme et sur ses actes, jugement
d'absolution ou de condamnation selon que les actes humains sont ou non
conformes à la Loi de Dieu écrite dans le cœur. C'est bien du jugement porté
sur les actes et, en même temps, sur leur auteur et sur le moment de son
achèvement que parle l'Apôtre Paul dans le même texte : « 1 au jour où Dieu
jugera les pensées secrètes des hommes, selon mon Evangile, par le Christ Jésus
» (Rm 2, 16).
Le jugement de la conscience est un jugement pratique, un jugement qui
intime à l'homme ce qu'il doit faire ou ne pas faire, ou bien qui évalue un
acte déjà accompli par lui. C'est un jugement qui applique à une situation
concrète la conviction rationnelle que l'on doit aimer, faire le bien et éviter
le mal. Ce premier principe de la raison pratique appartient à la loi
naturelle, et il en constitue même le fondement, car il exprime la lumière
originelle sur le bien et sur le mal, reflet de la sagesse créatrice de Dieu
qui, comme une étincelle indestructible (scintilla
animæ), brille dans le cœur de tout homme. Mais, tandis que la loi
naturelle met en lumière les exigences objectives et universelles du bien moral,
la conscience applique la loi au cas particulier, et elle devient ainsi pour
l'homme un impératif intérieur, un appel à faire le bien dans les situations
concrètes. La conscience formule ainsi l'obligation
morale à la lumière de la loi naturelle : c'est l'obligation de faire
ce que l'homme, par un acte de sa conscience, connaît comme un bien qui lui est désigné ici et maintenant. Le caractère
universel de la loi et de l'obligation n'est pas supprimé, mais bien plutôt
reconnu, quand la raison en détermine les applications dans la vie quotidienne.
Le jugement de la conscience affirme « en dernier ressort » la conformité d'un
comportement concret à la loi ; il formule la norme la plus immédiate de la
moralité d'un acte volontaire, en réalisant « l'application de la loi objective
à un cas particulier » 105.
60. Comme la loi naturelle elle-même et
comme toute connaissance pratique, le jugement de la conscience a un caractère
impératif : l'homme doit agir en
s'y conformant. Si l'homme agit contre ce jugement ou si, par défaut de
certitude sur la justesse ou la bonté d'un acte déterminé, il l'accomplit, il
est condamné par sa conscience elle-même, norme immédiate de la moralité personnelle. La dignité de
cette instance rationnelle et l'autorité de sa voix et de ses jugements
découlent de la vérité sur
le bien et sur le mal moral qu'elle est appelée à entendre et à exprimer. Cette
vérité est établie par la « Loi divine », norme universelle et objective de la moralité. Le jugement de
la conscience ne définit pas la loi, mais il atteste l'autorité de la loi
naturelle et de la raison pratique en rapport avec le Bien suprême par lequel
la personne humaine se laisse attirer et dont elle reçoit les commandements : «
La conscience n'est donc pas une source autonome et exclusive pour décider ce
qui est bon et ce qui est mauvais ; au contraire, en elle est profondément
inscrit un principe d'obéissance à l'égard de la norme objective qui fonde et
conditionne la conformité de ses décisions aux commandements et aux interdits
qui sont à la base du comportement humain » 106.
61. La vérité sur le bien moral, énoncée
par la loi de la raison, est reconnue de manière pratique et concrète par le
jugement de la conscience qui pousse à assumer la responsabilité du bien
accompli et du mal commis : si l'homme commet le mal, le juste jugement de sa
conscience demeure en lui témoin de la vérité universelle du bien, comme de la
malice de son choix particulier. Mais le verdict de la conscience demeure aussi
en lui comme un gage d'espérance et de miséricorde : tout en dénonçant le mal
commis, il rappelle également le pardon à demander, le bien à faire et la vertu
à rechercher toujours, avec la grâce de Dieu.
Ainsi, dans le jugement pratique de la conscience, qui impose à la
personne l'obligation d'accomplir un acte déterminé, se révèle le lien entre la liberté et la
vérité. C'est précisément pourquoi la conscience se manifeste par des
actes de « jugement » qui reflètent la vérité sur le bien, et non comme des «
décisions » arbitraires. Le degré de maturité et de responsabilité de ces
jugements — et, en définitive, de l'homme, qui en est le sujet — se mesure non
par la libération de la conscience par rapport à la vérité objective, en vue
d'une prétendue autonomie des décisions personnelles, mais, au contraire, par
une pressante recherche de la vérité et, dans l'action, par la remise de soi à
la conduite de cette conscience.
Chercher la vérité et le
bien
62. Pour la conscience, en tant que
jugement d'un acte, une erreur est toujours possible. « Il arrive souvent —
écrit le Concile — que la conscience s'égare, par suite d'une ignorance
invincible, sans perdre pour autant sa dignité. Ce que l'on ne peut dire
lorsque l'homme se soucie peu de rechercher le vrai et le bien et lorsque
l'habitude du péché rend peu à peu sa conscience presque aveugle » 107. Dans
ces quelques lignes, le Concile fournit une synthèse de la doctrine élaborée
par l'Eglise au cours des siècles sur laconscience
erronée.
Il est certain que, pour avoir une « bonne
conscience » (1 Tm 1, 5), l'homme doit chercher la vérité et juger selon cette
vérité. Comme le dit l'Apôtre Paul, la conscience doit être éclairée par
l'Esprit Saint (cf. Rm 9, 1) ; elle doit être « pure » (2 Tm 1, 3) ; elle ne
doit pas falsifier avec astuce la parole de Dieu, mais manifester clairement la
vérité (cf. 2 Co 4, 2). D'autre part, le même Apôtre donne aux chrétiens ce
conseil : « Ne vous modelez pas sur le monde présent, mais que le
renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse discerner la
volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait » (Rm 12,
2).
L'avertissement de Paul nous incite à la
vigilance, car il nous fait remarquer que, dans les jugements de notre
conscience, se cache toujours la possibilité de l'erreur. La conscience n'est pas un juge infaillible : elle
peut se tromper. Néanmoins, l'erreur de la conscience peut être le fruit
d'une ignorance invincible, c'est-à-dire
d'une ignorance dont le sujet n'est pas conscient et dont il ne peut sortir par
lui-même.
Dans le cas où cette ignorance invincible
n'est pas coupable, nous rappelle le Concile, la conscience ne perd pas sa
dignité, parce que, tout en nous orientant pratiquement dans un sens qui
s'écarte de l'ordre moral objectif, elle ne cesse de parler au nom de la vérité
sur le bien que le sujet est appelé à rechercher sincèrement.
63. Quoi qu'il en soit, c'est toujours de
la vérité que découle la dignité de la conscience : dans le cas de la
conscience droite, il s'agit de la vérité objective reçue par l'homme, et, dans celui de la conscience
erronée, il s'agit de ce que l'homme considère par erreursubjectivement vrai. Il n'est jamais acceptable de confondre
une erreur « subjective » sur le bien moral avec la vérité « objective »,
rationnellement proposée à l'homme en vertu de sa fin, ni de considérer que la
valeur morale de l'acte accompli avec une conscience vraie et droite équivaut à
celle de l'acte accompli en suivant le jugement d'une conscience erronée 108.
Le mal commis à cause d'une ignorance invincible ou d'une erreur de jugement
non coupable peut ne pas être imputable à la personne qui le commet ; mais,
même dans ce cas, il n'en demeure pas moins un mal, un désordre par rapport à
la vérité sur le bien. En outre, le bien non reconnu ne contribue pas à la
progression morale de la personne qui l'accomplit : il ne lui confère aucune
perfection et ne l'aide pas à se tourner vers le Bien suprême. Ainsi, avant de
nous sentir facilement justifiés au nom de notre conscience, nous devrions
méditer la parole du Psaume : « Qui s'avise de ses faux pas ? Purifie-moi du
mal caché » (Ps 1918, 13). Il y a des fautes que nous ne parvenons pas à voir
et qui n'en demeurent pas moins des fautes, parce que nous avons refusé de nous
tourner vers la lumière (cf. Jn 9, 39-41).
La conscience, en tant que jugement
concret ultime, compromet sa dignité lorsqu'elle est coupablement erronée, ou « lorsque l'homme se soucie peu de
chercher la vérité et le bien, et lorsque l'habitude du péché rend peu à peu sa
conscience presque aveugle » 109. C'est au danger d'une déformation de la
conscience que Jésus fait allusion quand il donne cet avertissement : « La
lampe du corps, c'est l'œil ; si donc ton œil est sain, ton corps tout entier
sera lumineux. Mais si ton œil est malade, ton corps tout entier sera ténébreux.
Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, quelles ténèbres ! » (Mt 6,
22-23).
64. Dans les paroles de Jésus rappelées
plus haut, nous trouvons également l'appel à former la conscience et à la rendre objet d'une conversion
continuelle à la vérité et au bien. Il faut lire de manière analogue
l'exhortation de l'Apôtre à ne pas se conformer à la mentalité de ce monde,
mais à se transformer en renouvelant notre jugement (cf. Rm 12, 2). En réalité,
c'est le « cœur » tourné vers le Seigneur et vers l'amour du bien qui est la
source des jugements vrais de
la conscience. En effet, « pour pouvoir discerner la volonté de Dieu, ce qui
est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait » (Rm 12, 2), la connaissance de
la Loi de Dieu est certes généralement nécessaire, mais elle n'est pas
suffisante : il est indispensable qu'il existe une sorte de «connaturalité » entre l'homme et le bien
véritable 110. Une telle connaturalité s'enracine et se développe dans
les dispositions vertueuses de l'homme lui-même : la prudence et les autres
vertus cardinales, et d'abord les vertus théologales de foi, d'espérance et de
charité. C'est en ce sens que Jésus a dit : « Celui qui fait la vérité vient à
la lumière » (Jn 3, 21).
Pour former leur conscience, les chrétiens
sont grandement aidés par l'Eglise
et par son Magistère, ainsi que l'affirme le Concile : « Les fidèles
du Christ, pour se former la conscience, doivent prendre en sérieuse
considération la doctrine sainte et certaine de l'Eglise. De par la volonté du
Christ, en effet, l'Eglise catholique est maîtresse de vérité ; sa fonction est
d'exprimer et d'enseigner authentiquement la vérité qui est le Christ, en même
temps que de déclarer et de confirmer, en vertu de son autorité, les principes
de l'ordre moral découlant de la nature même de l'homme » 111. L'autorité de
l'Eglise, qui se prononce sur les questions morales, ne lèse donc en rien la
liberté de conscience des chrétiens : d'une part, la liberté de conscience
n'est jamais une liberté affranchie « de » la vérité, mais elle est toujours et
seulement « dans » la vérité ; et, d'autre part, le Magistère ne fournit pas à
la conscience chrétienne des vérités qui lui seraient étrangères, mais il
montre au contraire les vérités qu'elle devrait déjà posséder en les déployant à
partir de l'acte premier de la foi. L'Eglise se met toujours et
uniquement au service de la
conscience, en l'aidant à ne pas être ballottée à tout vent de
doctrine au gré de l'imposture des hommes (cf. Ep 4, 14), à ne pas dévier de la
vérité sur le bien de l'homme, mais, surtout dans les questions les plus
difficiles, à atteindre sûrement la vérité et à demeurer en elle.
III. Le choix
fondamental et les comportements concrets
« Que cette liberté ne donne pas prétexte
à satisfaire la chair » (Ga 5, 13)
65. L'intérêt que l'on accorde de manière
particulièrement vive aujourd'hui à la liberté conduit de nombreux
spécialistes, dans les sciences humaines ou théologiques, à développer une
analyse plus pénétrante de sa nature et de ses dynamismes. On relève à juste
titre que la liberté ne consiste pas seulement à choisir telle ou telle action
particulière ; mais elle est, au centre de tels choix, unedécision sur soi et
une façon de conduire sa vie pour ou contre le Bien, pour ou contre la Vérité,
en dernier ressort pour ou contre Dieu. On a raison de souligner l'importance
primordiale de certains choix qui donnent « forme » à toute la vie morale d'un
homme et constituent comme un cadre dans lequel pourront se situer et se
développer d'autres choix quotidiens particuliers.
Certains auteurs, toutefois, proposent une
révision bien plus radicale du rapport
entre la personne et ses actes. Ils parlent d'une « liberté
fondamentale », plus profonde que la liberté de choix et distincte d'elle ;
sans la prendre en considération, on ne pourrait ni comprendre ni évaluer
correctement les actes humains. D'après ces auteurs, dans la vie morale, le rôle-clé serait à attribuer à une «
option fondamentale », mise en œuvre par la liberté fondamentale grâce à
laquelle la personne décide pour elle-même de manière globale, non par un choix
précis, conscient et réfléchi, mais de manière « transcendantale » et «
athématique ». Les actes
particuliers qui découlent de cette option ne constitueraient que des
tentatives partielles et jamais déterminantes pour l'exprimer; ils n'en
seraient que les « signes » ou les symptômes.
L'objet immédiat de ces actes, dit-on,
n'est pas le bien absolu — face auquel la liberté de la personne s'exprimerait
à un niveau transcendantal — mais ce sont les biens particuliers —, ou encore «
catégoriels ». Or, d'après l'opinion de quelques théologiens, aucun de ces
biens, partiels par nature, ne pourrait déterminer la liberté de l'homme comme
personne dans son intégralité, même si ce n'était que par leur réalisation ou
par leur refus que l'homme pouvait exprimer son option fondamentale.
On en vient ainsi à introduire une distinction entre l'option fondamentale et
les choix délibérés de com- portements concrets,distinction qui, chez
certains auteurs, prend la forme d'une dissociation, lorsqu'ils
réservent expressément les notions de « bien » et de « mal » moral à la
dimension transcendantale propre à l'option fondamentale, qualifiant de «
justes » ou de « fautifs » les choix des comportements particuliers «
intramondains » qui concernent les relations de l'homme avec lui-même, avec les
autres et avec le monde des choses. Il semble ainsi que se dessine, à
l'intérieur de l'agir humain, une scission entre deux niveaux de moralité :
d'une part, l'ordre du bien et du mal, qui dépend de la volonté, et, d'autre
part, les comportements déterminés, qui ne sont jugés moralement justes ou
fautifs qu'en fonction d'un calcul technique du rapport entre biens et maux «
pré-moraux » ou « physiques », conséquences effectives de l'action. On en
arrive au point qu'un comportement concret, même librement choisi, est
considéré comme un processus purement physique et non selon les critères
propres de l'acte humain. Dès lors, on réserve la qualification proprement
morale de la personne à l'option fondamentale, en ne l'appliquant ni totalement
ni partiellement au choix des actes particuliers et des comportements concrets.
66. Il n'est pas douteux que la doctrine
morale chrétienne, par ses racines bibliques, reconnaît l'importance
particulière d'un choix fondamental qui qualifie la vie morale et qui engage
radicalement la liberté devant Dieu. Il s'agit du choix de la foi, de l'obéissance
de la foi (cf. Rm 16, 26), « par laquelle l'homme s'en remet tout
entier et librement à Dieu dans " un complet hommage d'intelligence et de
volonté " » 112. Cette « foi, opérant par la charité » (Ga 5, 6), vient du
centre de l'homme, de son « cœur » (cf. Rm 10, 10), et elle est appelée, à
partir de là, à fructifier dans les œuvres (cf. Mt 12, 33-35 ; Lc 6, 43-45 ; Rm
8, 5-8 ; Ga 5, 22). Dans le Décalogue, on trouve, en tête des différents
commandements, l'expression fondamentale : « Je suis le Seigneur, ton Dieu... »
(Ex 20, 2) qui, donnant leur sens authentique aux prescriptions particulières,
multiples et variées, confère à la morale de l'Alliance sa cohérence, son unité
et sa profondeur. Le choix fondamental d'Israël concerne alors le commandement
fondamental (cf. Jos 24, 14-25 ; Ex 19, 3-8 ; Mi 6, 8). La morale de la
Nouvelle Alliance est, elle aussi, dominée par l'appel fondamental de Jésus à
venir à sa « suite » — ainsi qu'il le dit au jeune homme : « Si tu veux être
parfait... viens et suis-moi » (Mt 19, 21) — : à cet appel, le disciple répond
par une décision et un choix radicaux. Les paraboles évangéliques du trésor et
de la perle précieuse, pour laquelle on vend tout ce qu'on possède, sont des
images par- lantes et vivantes du caractère radical et inconditionnel du choix
qu'exige le Royaume de Dieu. Le caractère absolu du choix de suivre Jésus est
admirablement exprimé par ses paroles : « Qui veut sauver sa vie la perdra,
mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l'Evangile la sauvera » (Mc 8, 35).
L'appel de Jésus, « viens et suis-moi »,
montre le haut degré de liberté accordé à l'homme et, en même temps, il atteste
la vérité et la nécessité des actes de foi et des décisions dont on peut dire
qu'elles relèvent de l'option fondamentale. Dans les paroles de saint Paul,
nous trouvons une semblable exaltation de la liberté humaine : « Vous, mes
frères, vous avez été appelés à la liberté » (Ga 5, 13). Mais l'Apôtre ajoute
immédiatement un sérieux avertissement : « Seulement, que cette liberté ne
donne pas prétexte à satisfaire la chair ». On entend ici l'écho de ce qu'il
avait dit plus haut : « C'est pour que nous restions libres que le Christ nous
a libérés. Donc tenez bon et ne vous remettez pas sous le joug de l'esclavage »
(Ga 5, 1). L'Apôtre Paul nous invite à la vigilance : la liberté est toujours
soumise à la menace de l'esclavage. Et c'est justement le moment de faire un
acte de foi — au sens d'une option fondamentale — qui soit distinct du choix
des actes particuliers, pour reprendre les opinions évoquées plus haut.
67. Ces opinions contredisent donc
l'enseignement biblique lui-même qui conçoit l'option fondamentale comme un
choix véritable de la liberté et qui établit un lien étroit entre ce choix et
les actes particuliers. Par son choix fondamental, l'homme est capable
d'orienter sa vie et de tendre, avec l'aide de la grâce, vers sa fin, en
suivant l'appel divin. Mais cette capacité s'exerce effectivement dans les
choix particuliers d'actes déterminés, par lesquels l'homme se conforme
délibérément à la volonté, à la sagesse et à la Loi de Dieu. Il faut donc
affirmer que ce qu'on appelle
l'option fondamentale, dans la mesure où elle se distingue d'une intention
générale et par conséquent non encore déterminée de manière à faire
prendre à la liberté une forme qui l'engage, est
toujours mise en œuvre grâce à des choix conscients et libres. C'est
précisément pourquoi elle est récusée lorsque l'homme engage sa liberté par des
choix conscients qui s'y opposent, en matière moralement grave.
Séparer option fondamentale et
comportements concrets revient à contredire l'intégrité substantielle ou
l'unité personnelle de l'agent moral, corps et âme. Si une option fondamentale
fait abstraction des potentialités qu'elle met en action et des déterminations
qui l'expriment, elle ne rend pas justice à la finalité rationnelle immanente à
l'agir de l'homme et à chacun de ses choix délibérés. En réalité, la moralité
des actes humains ne se déduit pas seulement de l'intention, de l'orientation
ou de l'option fondamentale, entendue au sens d'une intention qui ne comporte
pas d'engagements bien déterminés ou qui ne serait pas suivie d'un effort réel
dans les divers domaines où doit s'exercer la vie morale. On ne peut juger de
la moralité, dès lors qu'on omet de vérifier si le choix délibéré d'un
comportement concret est conforme ou contraire à la dignité et à la vocation
intégrale de la personne humaine. Tout choix implique toujours une référence de
la volonté délibérée aux biens et aux maux présentés par la loi naturelle comme
des biens à rechercher et des maux à éviter. Si l'on considère les préceptes
moraux positifs, la prudence doit toujours vérifier leur pertinence dans une
situation déterminée, en tenant compte, par exemple, d'autres devoirs peut-être
plus importants ou plus urgents. Mais les préceptes moraux négatifs,
c'est-à-dire ceux qui interdisent certains actes ou comportements concrets
comme intrinsèquement mauvais, n'admettent aucune exception légitime ; ils ne
laissent aucun espace moralement acceptable pour « créer » une quelconque
détermination contraire. Une fois reconnue dans les faits la qualification
morale d'une action interdite par une règle universelle, le seul acte
moralement bon consiste à obéir à la loi morale et à éviter l'action qu'elle
interdit.
68. Il faut ajouter une importante
considération pastorale. Dans la logique des positions mentionnées plus haut,
l'homme pourrait, en vertu d'une option fondamentale, rester fidèle à Dieu,
indépendamment de la conformité ou de la non-conformité de certains de ses
choix et de ses actes délibérés avec les normes ou les règles morales
spécifiques. En raison d'une option première pour la charité, l'homme pourrait
demeurer moralement bon, persévérer dans la grâce de Dieu, gagner son salut,
même si certains de ses comportements concrets étaient délibérément et
gravement contraires aux commandements de Dieu, toujours enseignés par
l'Eglise.
En réalité, l'homme ne se perd pas
seulement par l'infidélité à l'option fondamentale, grâce à laquelle il s'est
remis « tout entier et librement à Dieu » 113. Avec chaque péché mortel commis
de manière délibérée, il offense Dieu qui a donné la Loi et il se rend donc
coupable à l'égard de la Loi tout entière (cf. Jc 2, 8-11) ; tout en restant
dans la foi, il perd la « grâce sanctifiante », la « charité » et la «
béatitude éternelle » 114. « La grâce de la justification, enseigne le Concile
de Trente, une fois reçue, peut être perdue non seulement par l'infidélité, qui
fait perdre la foi elle-même, mais aussi par tout autre péché mortel » 115.
Péché mortel et péché véniel
69. Les considérations sur l'option
fondamentale ont conduit certains théologiens, comme on vient de le faire
observer, à soumettre à une profonde révision même la distinction
traditionnelle entre péchés mortels et
péchés véniels. Ces
théologiens soulignent que l'opposition à la Loi de Dieu, qui fait perdre la
grâce sanctifiante — et qui, si l'on meurt en cet état de péché, provoque la
condamnation éternelle —, ne peut être le fruit que d'un acte qui engage la
personne tout entière, c'est-à-dire un acte d'option fondamentale. D'après eux,
le péché mortel, qui sépare l'homme de Dieu, ne se produirait que par le refus
de Dieu, posé à un niveau de la liberté qui ne peut être identifié avec un
choix délibéré ni accompli en toute connaissance de cause. En ce sens,
ajoutent-ils, il est difficile, au moins psychologiquement, d'admettre le fait
qu'un chrétien qui veut rester uni à Jésus Christ et à son Eglise puisse si
facilement et si fréquemment commettre des péchés mortels, comme le montrerait,
parfois, la « matière » même de ses actes. Il serait également difficile
d'admettre que l'homme soit capable, dans un court laps de temps, de briser
radicalement son lien de communion avec Dieu et, par la suite, de retourner
vers Lui dans un esprit de pénitence sincère. Il faut donc, dit-on, évaluer la
gravité du péché en regardant le degré d'engagement de la liberté de la
personne qui commet un acte plutôt que la matière de cet acte.
70. L'exhortation apostolique
post-synodale Reconciliatio et
pænitentia a redit l'importance et l'actualité permanente de la
distinction entre péchés mortels et péchés véniels, selon la tradition de
l'église. Et le Synode des Evêques de 1983, dont est issue cette exhortation,
n'a pas « seulement réaffirmé ce qui avait été proclamé par le Concile de
Trente sur l'existence et la nature de péchésmortels et véniels, mais
il a voulu rappeler qu'est péché
mortel tout péché qui a pour objet une matière grave et qui, de plus,
est commis en pleine conscience et de consentement délibéré » 116.
La déclaration du Concile de Trente ne
considère pas seulement la « matière grave » du péché mortel, mais elle
rappelle aussi, comme condition nécessaire de son existence, « la pleine
conscience et le consentement délibéré ». Du reste, en théologie morale comme
dans la pratique pastorale, on sait bien qu'il existe des cas où un acte, grave
en raison de sa matière, ne constitue pas un péché mortel, car il y manque la
pleine connaissance ou le consentement délibéré de celui qui le commet. D'autre
part, « on devra éviter de réduire le péché mortel à l'acte qui exprime une
" option fondamentale "
contre Dieu », suivant l'expression courante actuellement, en entendant par là
un mépris formel et explicite de Dieu et du prochain ou bien un refus implicite
et inconscient de l'amour. « Il y a, en fait, péché mortel également quand
l'homme choisit, consciemment et volontairement, pour quelque raison que ce
soit, quelque chose de gravement désordonné. En effet, un tel choix comprend
par lui-même un mépris de la Loi divine, un refus de l'amour de Dieu pour
l'humanité et pour toute la création : l'homme s'éloigne de Dieu et perd la
charité. L'orientation fondamentale peut
donc être radicalement modifiée par des actes particuliers. Sans aucun
doute, il peut y avoir des situations très complexes et obscures sur le plan
psychologique, qui ont une incidence sur la responsabilité subjective du
pécheur. Mais, de considérations d'ordre psychologique, on ne peut passer à la
constitution d'une catégorie théologique, comme le serait précisément l'"
option fondamentale ", entendue de telle manière que, sur le plan objectif,
elle changerait ou mettrait en doute la conception traditionnelle du péché
mortel » 117.
Ainsi, la dissociation de l'option
fondamentale et des choix délibérés de comportements déterminés — désordonnés
en eux-mêmes ou du fait des circonstances — qui ne la mettraient pas en cause,
entraîne la méconnaissance de la doctrine catholique sur le péché mortel : «
Avec toute la tradition de l'Eglise, nous appelons péché mortel l'acte par lequel un homme, librement et
consciemment, refuse Dieu, sa Loi, l'alliance d'amour que Dieu lui propose,
préférant se tourner vers lui-même, vers quelque réalité créée et finie, vers
quelque chose de contraire à la volonté de Dieu (conversio ad creaturam). Cela peut se produire d'une manière
directe et formelle, comme dans les péchés d'idolâtrie, d'apostasie, d'athéisme
; ou, d'une manière qui revient au même, comme dans toutes les désobéissances
aux commandements de Dieu en matière grave » 118.
IV. L'acte moral
Téléologie et téléologisme
71. La relation entre la liberté de l'homme
et la Loi de Dieu, qui se réalise de façon profonde et vivante dans la
conscience morale, se manifeste et se concrétise dans les actes humains. C'est précisément
par ses actes que l'homme se perfectionne en tant qu'homme, appelé à chercher
spontanément son Créateur et à atteindre, en adhérant à lui librement, la
pleine et bienheureuse perfection 119.
Les actes humains sont des actes moraux parce qu'ils expriment
et déterminent la bonté ou la malice de l'homme qui les accomplit 120. Ils ne
produisent pas seulement un changement d'état d'éléments extérieurs à l'homme,
mais, en tant que délibérément choisis, ils qualifient moralement la personne
qui les accomplit et ils en expriment la physionomie spirituelle profonde, comme le note de façon
suggestive saint Grégoire de Nysse : « Tous les êtres soumis au devenir ne
demeurent jamais identiques à eux-mêmes, mais ils passent continuellement d'un
état à un autre par un changement qui opère toujours en bien ou en mal 1. Or,
être sujet au changement, c'est naître continuellement 2. Mais ici la naissance
ne vient pas d'une intervention étrangère, comme c'est le cas pour les êtres
corporels 3. Elle est le résultat d'un choix libre et nous sommes ainsi, en un sens, nos propres parents, nous créant nous-mêmes tels que nous
voulons être, et, par notre volonté, nous façonnant selon le modèle que nous
choisissons » 121.
72. La moralité des actes est définie par la relation entre la
liberté de l'homme et le bien authentique. Ce bien est établi comme Loi
éternelle, par la Sagesse de Dieu qui ordonne tout être à sa fin : cette Loi
éternelle est connue autant grâce à la raison naturelle de l'homme (et ainsi,
elle est « loi naturelle »), que, de manière intégrale et parfaite, grâce à la
révélation surnaturelle de Dieu (elle est alors appelée « Loi divine »). L'agir
est moralement bon quand les choix libres sont conformes au vrai bien de l'homme et manifestent ainsi
l'orientation volontaire de la personne vers sa fin ultime, à savoir Dieu
lui-même : le bien suprême, dans lequel l'homme trouve son bonheur plénier et
parfait. La question initiale du dialogue entre le jeune homme et Jésus : « Que
dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? » (Mt 19, 16) met
immédiatement en évidence le lien
essentiel entre la valeur morale d'un acte et la fin ultime de l'homme. Dans
sa réponse, Jésus corrobore la conviction de son interlocuteur :
l'accomplissement d'actes bons, exigés par Celui qui « seul est le Bon »,
constitue la condition indispensable et la voie de la béatitude éternelle : «
Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements » (Mt 19, 17). La
réponse de Jésus et la référence aux commandements manifestent aussi que la
voie qui mène à cette fin est marquée par le respect des lois divines qui
sauvegardent le bien humain. Seul
l'acte conforme au bien peut être la voie qui conduit à la vie.
Ordonner rationnellement l'acte humain
vers le bien dans sa vérité et rechercher volontairement ce bien, appréhendé
par la raison, cela constitue la moralité. Par conséquent, l'agir humain ne
peut pas être estimé moralement bon seulement parce qu'il convient pour
atteindre tel ou tel but recherché, ou simplement parce que l'intention du
sujet est bonne 122. L'agir est moralement bon lorsqu'il indique et manifeste
que la personne s'ordonne volontairement à sa fin ultime et que l'action
concrète est conforme au bien humain tel qu'il est reconnu dans sa vérité par
la raison. Si l'objet de l'action concrète n'est pas en harmonie avec le vrai
bien de la personne, le choix de cette action rend notre volonté et notre être
même moralement mauvais, et il nous met donc en contradiction avec notre fin
ultime, le Bien suprême, à savoir Dieu lui-même.
73. Par la Révélation de Dieu et par la
foi, le chrétien connaît la « nouveauté » dont est marquée la moralité de ses
actes ; ceux-ci sont appelés à exprimer la conformité ou la non-conformité avec
la dignité et la vocation qui lui ont été données par la grâce ; en Jésus
Christ et dans son Esprit, le chrétien est une « créature nouvelle », fils de
Dieu, et, par ses actes, il manifeste sa ressemblance ou sa dissemblance avec
l'image du Fils qui est « l'aîné d'une multitude de frères » (Rm 8, 29), il vit
dans la fidélité ou dans l'infidélité au don de l'Esprit, et il s'ouvre ou se
ferme à la vie éternelle, à la communion dans la vision, dans l'amour et dans
la béatitude avec Dieu Père, Fils et Esprit Saint 123. Le Christ « nous façonne
à son image — écrit saint Cyrille d'Alexandrie —, au point de faire briller en
nous les traits caractéristiques de sa nature divine grâce à la sanctification,
à la justice et à la rectitude d'une vie conforme à la vertu 1. Ainsi, la
beauté de l'incomparable image resplendit sur nous qui sommes dans le Christ et
qui devenons des hommes de bien par nos œuvres » 124.
En ce sens, la vie morale possède un caractère « téléologique » fondamental,
car elle consiste dans l'orientation délibérée des actes humains vers Dieu,
bien suprême et fin (telos) ultime de
l'homme. De nouveau, la question du jeune homme à Jésus l'atteste : « Que dois-je
faire de bon pour avoir la vie éternelle ? » Mais cette orientation vers la fin
ultime n'est pas une dimension subjective qui dépend seulement de l'intention.
Elle présuppose que des actes puissent être ordonnés, par eux-mêmes, à cette
fin, en tant qu'ils sont conformes à l'authentique bien moral de l'homme,
préservé par les commandements. C'est ce que rappelle Jésus dans sa réponse au
jeune homme : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements » (Mt
19, 17).
Ce doit être évidemment une orientation
rationnelle et libre, consciente et délibérée, en vertu de laquelle l'homme est
« responsable » de ses actes et soumis au jugement de Dieu, juge juste et bon
qui récompense le bien et châtie le mal, comme nous le rappelle l'Apôtre Paul :
« Car il nous faudra tous apparaître à découvert devant le tribunal du Christ,
pour que chacun reçoive ce qu'il a mérité, soit en bien soit en mal, pendant
qu'il était dans son corps » (2 Co 5, 10).
74. Mais de quoi la qualification morale
de l'agir libre de l'homme dépend-elle ? Par quoi cette orientation des actes humains est-elle
assurée ? Par l'intention du sujet qui agit, par les circonstances — et en particulier par les conséquences — de
son agir, ou parl'objet même de
son acte ?
C'est là ce qu'on appelle traditionnellement
le problème des « sources de la moralité ». Précisément face à ce problème, ces
dernières décennies, se sont manifestées, ou répétées, de nouvelles
orientations culturelles et théologiques qui exigent un sérieux discernement de
la part du Magistère de l'Eglise.
Certaines théories éthiques, appelées « téléologiques », se montrent attentives à la conformité des
actes humains avec les fins poursuivies par l'agent et avec les valeurs qu'il
admet. Les critères pour évaluer la pertinence morale d'une action sont obtenus
parla pondération des biens moraux
ou pré-moraux à atteindre et des valeurs correspondantes non morales ou
pré-morales à respecter. Pour certains, le comportement concret serait juste,
ou erroné, selon qu'il pourrait, ou ne pourrait pas, conduire à un état de fait
meilleur pour toutes les personnes concernées : le comportement serait juste
dans la mesure où il entraînerait le maximum de biens et le minimum de maux.
De nombreux moralistes catholiques qui
suivent cette orientation entendent garder leurs distances avec l'utilitarisme
et avec le pragmatisme, théories pour lesquelles la moralité des actes humains
serait à juger sans faire référence à la véritable fin ultime de l'homme. A
juste titre, ils se rendent compte de la nécessité de trouver des
argumentations rationnelles toujours plus cohérentes pour justifier les
exigences et fonder les normes de la vie morale. Cette recherche est légitime
et nécessaire, du moment que l'ordre moral fixé par la loi naturelle est par
définition accessible à la raison humaine. Au demeurant, c'est une recherche
qui correspond aux exigences du dialogue et de la collaboration avec les
non-catholiques et les noncroyants, particulièrement dans les sociétés
pluralistes.
75. Mais, tout en s'efforçant d'élaborer
une telle morale rationnelle — parfois appelée à ce titre « morale autonome »
—, on rencontre de fausses
solutions, liées en particulier à une compréhension inadéquate de l'objet de
l'agir moral. Certains ne prennent pas suffisamment en considération
le fait que la volonté est impliquée dans les choix concrets qu'elle opère :
ces derniers déterminent sa bonté morale et son orientation vers la fin ultime
de la personne. D'autres s'inspirent
d'une conception de la liberté qui fait abstraction des conditions effectives
de son exercice, de sa référence objective à la vérité sur le bien et de sa
détermination par des choix de comportements concrets. Ainsi, selon ces
théories, la volonté libre ne serait ni moralement soumise à des obligations
déterminées, ni formée par ses choix, bien que restant responsable de ses actes
et de leurs conséquences. Ce «téléologisme »,
en tant que méthode de découverte de la norme morale, peut alors — selon des
terminologies et des approches empruntées à divers courants de pensée —
recevoir le nom de « conséquentialisme »
ou de « proportionnalisme ».
Le premier entend définir les critères de la justesse d'un agir déterminé à
partir du seul calcul des conséquences prévisibles de l'exécution d'un choix.
Le second, qui pondère entre eux les valeurs de ces actes et les biens
poursuivis, s'intéresse plutôt à la proportion qu'il reconnaît entre leurs
effets bons et leurs effets mauvais, en vue du « plus grand bien » ou du «
moindre mal » réellement possibles dans une situation particulière.
Les théories éthiques
téléologiques (proportionnalisme, conséquentialisme), tout
en reconnaissant que les valeurs morales sont indiquées par la raison et par la
Révélation, considèrent qu'on ne peut jamais formuler une interdiction absolue
de comportements déterminés qui seraient en opposition avec ces valeurs, en
toute circonstance et dans toutes les cultures. Le sujet agissant aurait certes
le devoir d'atteindre les valeurs recherchées, mais sous un double aspect : en
effet, les valeurs ou les biens engagés dans un acte humain seraient, d'une
part d'ordre moral (au
regard des valeurs proprement morales comme l'amour de Dieu, la charité à
l'égard du prochain, la justice, etc.), et d'autre part d'ordre pré-moral, appelé non-moral, physique ou ontique
(en regard des avantages ou à des inconvénients causés à celui qui agit ou à
d'autres personnes impliquées à un moment ou à un autre, comme par exemple la
santé ou son altération, l'intégrité physique, la vie, la mort, la perte des
biens matériels, etc.). Dans un monde où le bien serait toujours mêlé au mal et
tout effet bon lié à d'autres effets mauvais, la moralité de l'acte serait
jugée de manière différenciée : sa « bonté » morale à partir de l'intention du
sujet rapportée aux biens moraux, et sa « rectitude », à partir de la prise en
compte des effets ou des conséquences prévisibles et de leurs proportions. En
conséquence, les comportements concrets seraient à évaluer comme « justes » ou
« erronés », sans que pour autant il soit possible de qualifier comme
moralement « bonne » ou « mauvaise » la volonté de la personne qui les choisit.
En ce sens, un acte qui, placé en contradiction avec une norme négative
universelle, viole directement des biens considérés comme pré-moraux, pourrait
être qualifié comme moralement admissible si l'intention du sujet se
concentrait, selon une pondération « responsable » des biens impliqués dans
l'action concrète, sur la valeur morale jugée décisive dans les circonstances.
L'évaluation des conséquences de l'action,
en fonction de la proportion de l'acte avec ses effets et de la proportion des
effets les uns par rapport aux autres, ne concernerait que l'ordre pré-moral.
La spécificité morale des actes, c'est-à-dire de leur bonté ou de leur malice,
serait exclusivement déterminée par la fidélité de la personne aux valeurs les
plus hautes de la charité et de la prudence, sans que cette fidélité soit
nécessairement incompatible avec des choix contraires à certains préceptes
moraux particuliers. Même en matière grave, ces derniers préceptes devraient
être considérés comme des normes opératives, toujours relatives et susceptibles
d'exceptions.
Dans cette perspective, consentir
délibérément à certains comportements déclarés illicites par la morale
traditionnelle n'impliquerait pas une malice morale objective.
L'objet de l'acte délibéré
76. Ces théories peuvent acquérir une
certaine force de persuasion par leur affinité avec la mentalité scientifique,
préoccupée à juste titre d'ordonner les activités techniques et économiques en
fonction du calcul des ressources et des profits, des procédés et des effets.
Elles veulent libérer des contraintes d'une morale de l'obligation,
volontariste et arbitraire, qui se révélerait inhumaine.
De semblables théories ne sont cependant
pas fidèles à la doctrine de l'Église, puisqu'elles croient pouvoir justifier,
comme moralement bons, des choix délibérés de comportements contraires aux
commandements de la Loi divine et de la loi naturelle. Ces théories ne peuvent
se réclamer de la tradition morale catholique : s'il est vrai que celle-ci a vu
se développer une casuistique attentive à pondérer les plus grandes
possibilités de faire le bien dans certaines situations concrètes, il n'en
demeure pas moins vrai que cette façon de voir ne concernait que les cas où la
loi était douteuse et qu'elle ne remettait donc pas en cause la validité
absolue des préceptes moraux négatifs qui obligent sans exception. Les fidèles
sont tenus de reconnaître et de respecter les préceptes moraux spécifiques
déclarés et enseignés par l'Eglise au nom de Dieu, Créateur et Seigneur 125.
Quand l'Apôtre Paul résume l'accomplissement de la Loi dans le précepte d'aimer
son prochain comme soi-même (cf. Rm 13, 8-10), il n'atténue pas les
commandements, mais il les confirme, puisqu'il en révèle les exigences et la
gravité.L'amour de Dieu et l'amour du
prochain sont inséparables de l'observance des commandements de
l'Alliance, renouvelée dans le sang de Jésus Christ et dans le don de
l'Esprit. C'est justement l'honneur des chrétiens d'obéir à Dieu plutôt qu'aux
hommes (cf. Ac 4, 19 ; 5,
29) et, pour cela, d'accepter même le martyre, comme l'ont fait des saints et
des saintes de l'Ancien et du Nouveau Testament, reconnus tels pour avoir donné
leur vie plutôt que d'accomplir tel ou tel geste particulier contraire à la foi
ou à la vertu.
77. Pour donner les critères rationnels
d'une juste décision morale, les théories mentionnées tiennent compte de l'intention et desconséquences de l'action humaine.
Il faut certes prendre en grande considération l'intention — comme le rappelle
Jésus avec une insistance particulière dans une opposition ouverte aux scribes
et aux pharisiens, qui prescrivaient minutieusement certaines œuvres
extérieures sans tenir compte du cœur (cf. Mc 7, 20-21 ; Mt 15, 19) —, et aussi
les biens obtenus et les maux évités à la suite d'un acte particulier. Il
s'agit d'une exigence de responsabilité. Mais la considération de ces
conséquences — et également des intentions — n'est pas suffisante pour évaluer
la qualité morale d'un choix concret. La pondération des biens et des maux,
comme conséquences prévisibles d'une action, n'est pas une méthode adéquate
pour déterminer si le choix de ce comportement concret est, « selon son espèce
» ou « en soi-même », moralement bon ou mauvais, licite ou illicite. Les
conséquences prévisibles appartiennent aux circonstances de l'acte, qui, si
elles peuvent modifier la gravité d'un acte mauvais, ne peuvent cependant pas
en changer l'aspect moral.
Du reste, chacun connaît la difficulté —
ou mieux l'impossibilité — d'apprécier toutes les conséquences et tous les
effets bons ou mauvais — dits pré-moraux — de ses propres actes : faire un
calcul rationnel exhaustif n'est pas possible. Comment faire alors pour établir
des proportions qui dépendent d'une évaluation dont les critères restent
obscurs ? De quelle manière pourrait se justifier une obligation absolue sur
des calculs aussi discutables ?
78. La moralité de l'acte humain dépend avant tout et fondamentalement de
l'objet raisonnablement choisi par la volonté délibérée,comme le montre
d'ailleurs la pénétrante analyse, toujours valable, de saint Thomas 126. Pour
pouvoir saisir l'objet qui spécifie moralement un acte, il convient donc de se
situer dans la perspective de la
personne qui agit. En effet, l'objet de l'acte du vouloir est un
comportement librement choisi. En tant que conforme à l'ordre de la raison, il
est cause de la bonté de la volonté, il nous perfectionne moralement et nous
dispose à reconnaître notre fin ultime dans le bien parfait, l'amour originel.
Par objet d'un acte moral déterminé, on ne peut donc entendre un processus ou
un événement d'ordre seulement physique, à évaluer selon qu'il provoque un état
de choses déterminé dans le monde extérieur. Il est la fin prochaine d'un choix
délibéré qui détermine l'acte du vouloir de la personne qui agit. En ce sens,
comme l'enseigne le Catéchisme de
l'Eglise catholique, « il y a des comportements concrets qu'il est
toujours erroné de choisir parce que leur choix comporte un désordre de la
volonté, c'est-à-dire un mal moral » 127. « Souvent — écrit l'Aquinate —,
l'homme agit avec une intention droite, mais cela ne lui sert de rien, car la
bonne volonté lui manque ; comme si, par exemple, quelqu'un vole pour nourrir
un pauvre, son intention assurément est droite, mais il lui manque la rectitude
de la volonté, qui fait que la rectitude d'intention n'excuse jamais une
mauvaise action. " Comme certains nous accusent outrageusement de le dire,
devrions-nous faire le mal pour qu'en sorte le bien ? Ceux-là méritent leur
propre condamnation " (Rm 3, 8) » 128.
La raison pour laquelle la bonne intention
ne suffit pas mais pour laquelle il convient de faire le choix juste des œuvres
réside dans le fait que l'acte humain dépend de son objet, c'est-à-dire de
la possibilité ou non d'ordonner celui-ci à Dieu, à Celui
qui « seul est le Bon », et ainsi réalise la perfection de la personne. En
conséquence, l'acte est bon si son objet est conforme au bien de la personne
dans le respect des biens moralement importants pour elle. L'éthique
chrétienne, qui privilégie l'attention à l'objet moral, ne refuse pas de
considérer la « téléologie » intrinsèque de l'agir, en tant qu'orientée vers la
promotion du vrai bien de la personne, mais elle reconnaît que ce bien n'est
réellement poursuivi que si les éléments essentiels de la nature humaine sont
respectés. L'acte humain, bon selon son objet, peut être aussi ordonné à la fin
ultime. Et cet acte accède à sa perfection ultime et décisive quand la volonté
l'ordonne effectivement à Dieu par la charité. En ce sens, le Patron des
moralistes et des confesseurs enseigne : « Il ne suffit pas de faire des œuvres
bonnes, mais il faut les faire bien. Afin que nos œuvres soient bonnes et
parfaites, il est nécessaire de les faire dans le seul but de plaire à Dieu »
129.
Le « mal intrinsèque » : il n'est pas
licite de faire le mal en vue du bien (cf. Rm 3, 8)
79. Il faut donc repousser la thèse des théories téléologiques et
proportionnalistes selon laquelle il
serait impossible de qualifier comme moralement mauvais selon son genre —
son « objet » — le choix délibéré de
certains comportements ou de certains actes déterminés, en les séparant de
l'intention dans laquelle le choix a été fait ou de la totalité des
conséquences prévisibles de cet acte pour toutes les personnes concernées.
L'élément primordial et décisif pour le
jugement moral est l'objet de l'acte de l'homme, lequel décide si son acte peut
être orienté au bien et à la fin
ultime, qui est Dieu. Cette orientation est trouvée par la raison dans
l'être même de l'homme, entendu dans sa vérité intégrale, donc dans ses
inclinations naturelles, dans ses dynamismes et dans ses finalités qui ont
toujours aussi une dimension spirituelle : c'est exactement le contenu de la
loi naturelle, et donc l'ensemble organique des « biens pour la personne » qui
se mettent au service du « bien de la personne », du bien qui est la personne
elle-même et sa perfection. Ce sont les biens garantis par les commandements,
lesquels, selon saint Thomas, contiennent toute la loi naturelle 130.
80. Or, la raison atteste qu'il peut
exister des objets de l'acte humain qui se présentent comme « ne pouvant être
ordonnés » à Dieu, parce qu'ils sont en contradiction radicale avec le bien de
la personne, créée à l'image de Dieu. Ce sont les actes qui, dans la tradition
morale de l'Eglise, ont été appelés « intrinsèquement mauvais » (intrinsece malum) : ils le sont toujours
et en eux-mêmes, c'est-à-dire en raison de leur objet même, indépendamment des
intentions ultérieures de celui qui agit et des circonstances. De ce fait, sans
aucunement nier l'influence que les circonstances, et surtout les intentions,
exercent sur la moralité, l'Eglise enseigne « qu'il y a des actes qui, par
eux-mêmes et en eux-mêmes, indépendamment des circonstances, sont toujours
gravement illicites, en raison de leur objet » 131. Dans le cadre du respect dû
à la personne humaine, le Concile Vatican II lui-même donne un ample
développement au sujet de ces actes : « Tout ce qui s'oppose à la vie
elle-même, comme toute espèce d'homicide, le génocide, l'avortement,
l'euthanasie et même le suicide délibéré ; tout ce qui constitue une violation
de l'intégrité de la personne humaine, comme les mutilations, la torture
physique ou morale, les contraintes psychologiques ; tout ce qui est offense à
la dignité de l'homme, comme les conditions de vie sous-humaines, les
emprisonnements arbitraires, les déportations, l'esclavage, la prostitution, le
commerce des femmes et des jeunes ; ou encore les conditions de travail
dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de
rapport, sans égard pour leur personnalité libre et responsable : toutes ces
pratiques et d'autres analogues sont, en vérité, infâmes. Tandis qu'elles
corrompent la civilisation, elles déshonorent ceux qui s'y livrent plus encore
que ceux qui les subissent et insultent gravement l'honneur du Créateur » 132.
Sur les actes intrinsèquement mauvais, et
en référence aux pratiques contraceptives par lesquelles l'acte conjugal est
rendu intentionnellement infécond, Paul VI enseigne : « En vérité, s'il est
parfois licite de tolérer un moindre mal moral afin d'éviter un mal plus grand
ou de promouvoir un bien plus grand, il n'est pas permis, même pour de très
graves raisons, de faire le mal afin qu'il en résulte un bien (cf. Rm 3, 8),
c'est-à-dire de prendre comme objet d'un acte positif de la volonté ce qui est
intrinsèquement un désordre et par conséquent une chose indigne de la personne
humaine, même avec l'intention de sauvegarder ou de promouvoir des biens
individuels, familiaux ou sociaux » 133.
81. En montrant l'existence d'actes
intrinsèquement mauvais, l'Eglise reprend la doctrine de l'Ecriture Sainte.
L'Apôtre Paul l'affirme catégoriquement : « Ne vous y trompez pas! Ni
impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, ni gens de mœurs infâmes,
ni voleurs, ni cupides, pas plus qu'ivrognes, insulteurs ou rapaces,
n'hériteront du Royaume de Dieu » (1 Co 6, 9-10).
Si les actes sont intrinsèquement mauvais,
une intention bonne ou des circonstances particulières peuvent en atténuer la
malice, mais ne peuvent pas la supprimer. Ce sont des actes « irrémédiablement
» mauvais ; par eux-mêmes et en eux-mêmes, ils ne peuvent être ordonnés à Dieu
et au bien de la personne : « Quant aux actes qui sont par eux-mêmes des péchés
(cum iam opera ipsa peccata sunt) —
écrit saint Augustin —, comme le vol, la fornication, les blasphèmes, ou
d'autres actes semblables, qui oserait affirmer que, accomplis pour de bonnes
raisons (causis bonis), ils ne
seraient pas des péchés ou, conclusion encore plus absurde, qu'ils seraient des
péchés justifiés ? » 134.
De ce fait, les circonstances ou les
intentions ne pourront jamais transformer un acte intrinsèquement malhonnête de
par son objet en un acte « subjectivement » honnête ou défendable comme choix.
82. En outre, l'intention est bonne quand
elle s'oriente vers le vrai bien de la personne en vue de sa fin ultime. Mais
les actes dont l'objet « ne peut être ordonné » à Dieu et est « indigne de la
personne humaine » s'opposent toujours et dans tous les cas à ce bien. Dans ce
sens, le respect des normes qui interdisent ces actes et qui obligent semper et pro semper, c'est-à-dire
sans aucune exception, non seulement ne limite pas la bonne intention, mais
constitue vraiment son expression fondamentale.
La doctrine de l'objet, source de la
moralité, constitue une explicitation authentique de la morale biblique de
l'Alliance et des commandements, de la charité et des vertus. La qualité morale
de l'agir humain dépend de cette fidélité aux commandements, expression
d'obéissance et d'amour. C'est pour cette raison, nous le répétons, qu'il faut
repousser comme erronée l'opinion qui considère qu'il est impossible de
qualifier moralement comme mauvais selon son genre le choix délibéré de certains
comportements ou actes déterminés, en faisant abstraction de l'intention pour
laquelle le choix est fait ou de la totalité des conséquences prévisibles de
cet acte pour toutes les personnes concernées. Sans cette détermination rationnelle de la moralité de l'agir humain, il
serait impossible d'affirmer un « ordre moral objectif » 135 et d'établir une
quelconque norme déterminée du point de vue du contenu, qui obligerait sans
exception ; et ce au préjudice de la fraternité humaine et de la vérité sur le
bien, ainsi qu'au détriment de la communion ecclésiale.
83. Comme on le voit, dans la question de
la moralité des actes humains, et en particulier dans celle de l'existence des
actes intrinsèquement mauvais, se focalise en un certain sens la question même de l'hom- me, de
sa vérité et des
conséquences morales qui en découlent. En reconnaissant et en enseignant
l'existence du mal intrinsèque dans des actes humains déterminés, l'Eglise
reste fidèle à la vérité intégrale sur l'homme, et donc elle respecte l'homme
et le promeut dans sa dignité et dans sa vocation. En conséquence, elle doit
repousser les théories exposées ci-dessus qui s'inscrivent en opposition avec
cette vérité.
Cependant, Frères dans l'épiscopat, nous
ne devons pas nous contenter d'admonester les fidèles sur les erreurs et sur
les dangers de certaines théories éthiques. Il nous faut, avant tout, faire
apparaître la splendeur fascinante de cette vérité qui est Jésus Christ
lui-même. En Lui, qui est la Vérité (cf. Jn 14, 6), l'homme peut comprendre
pleinement et vivre parfaitement, par ses actes bons, sa vocation à la liberté
dans l'obéissance à la Loi divine, qui se résume dans le commandement de
l'amour de Dieu et du prochain. Cela se réalise par le don de l'Esprit Saint,
Esprit de vérité, de liberté et d'amour : en Lui, il nous est donné
d'intérioriser la Loi, de la percevoir et de la vivre comme le dynamisme de la
vraie liberté personnelle : cette Loi est « la Loi parfaite de la liberté » (Jc
1, 25).
CHAPITRE III - «POUR QUE
NE SOIT PAS RÉDUITE À NÉANT LA CROIX DE CHRIST» (1 Co 1, 17) - Le bien moral pour la vie de l'Eglise et du monde
« C'est pour que nous restions libres que
le Christ nous a libérés » (Ga 5, 1)
84. Le problème fondamental que les théories morales évoquées plus
haut posent avec une particulière insistance est celui du rapport entre la
liberté de l'homme et la Loi de Dieu ; en dernier ressort, c'est le problème
du rapport entre la liberté et la
vérité.
Selon la foi chrétienne et la doctrine de
l'Eglise, « seule la liberté qui se soumet à la Vérité conduit la personne
humaine à son vrai bien. Le bien de la personne est d'être dans la Vérité et de
faire la Vérité » 136.
La confrontation de la position de
l'Eglise avec la situation sociale et culturelle actuelle met immédiatement en
évidence l'urgence qu'il y a, pour
l'Eglise elle-même, de mener un
intense travail pastoral précisément sur cette question fondamentale : « Ce lien essentiel entre
vérité-bien-liberté a été perdu en grande partie par la culture contemporaine ;
aussi, amener l'homme à le redécouvrir est aujourd'hui une des exigences
propres de la mission de l'Eglise, pour le salut du monde. La question de
Pilate " qu'est-ce que la vérité ? ", jaillit aujourd'hui aussi de la
perplexité désolée d'un homme qui ne sait plus qui il est, d'où il vient et où il va. Et alors nous assistons souvent à la chute
effrayante de la personne humaine dans des situations d'autodestruction
progressive. A vouloir écouter certaines voix, il semblerait que l'on ne doive
plus reconnaître le caractère absolu et indestructible d'aucune valeur morale.
Tous ont sous les yeux le mépris pour la vie humaine déjà conçue et non encore
née ; la violation permanente de droits fondamentaux de la personne ; l'injuste
destruction des biens nécessaires à une vie simplement humaine. Et même, il est
arrivé quelque chose de plus grave : l'homme n'est plus convaincu que c'est
seulement dans la vérité qu'il peut trouver le salut. La force salvifique du
vrai est contestée et l'on confie à la seule liberté, déracinée de toute
objectivité, la tâche de décider de manière autonome de ce qui est bien et de
ce qui est mal. Ce relativisme devient, dans le domaine théologique, un manque
de confiance dans la sagesse de Dieu qui guide l'homme par la loi morale. A ce
que la loi morale prescrit, on oppose ce que l'on appelle des situations
concrètes, en ne croyant plus, au fond, que la Loi de Dieu soit toujours l'unique vrai bien de
l'homme » 137.
85. Le travail de discernement par
l'Eglise de ces théories éthiques ne se limite pas à les dénoncer ou à les
réfuter, mais, positivement, il vise à soutenir avec beaucoup d'amour tous les
fidèles pour la formation d'une conscience morale qui porte des jugements et
conduit à des décisions selon la vérité, ainsi qu'y exhorte l'Apôtre Paul : «
Ne vous modelez pas sur le monde présent, mais que le renouvellement de votre
jugement vous transforme et vous fasse discerner la volonté de Dieu, ce qui est
bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait » (Rm 12, 2). Cette tâche de l'Eglise
s'appuie — et c'est là son « secret » constitutif — non seulement sur les
énoncés doctrinaux et les appels pastoraux à la vigilance mais plutôt sur le regard porté constamment sur le Seigneur
Jésus.Comme le jeune homme de l'Evangile, l'Eglise tourne chaque jour son
regard vers le Christ avec un amour inlassable, pleinement consciente que la
réponse véritable et définitive au problème moral ne se trouve qu'en lui.
En particulier, c'est en Jésus crucifié qu'elle trouve la
réponse à la question qui tourmente tant d'hommes aujourd'hui :
comment l'obéissance aux normes morales universelles et immuables peut-elle
respecter le caractère unique et irremplaçable de la personne, et ne pas
attenter à sa liberté et à sa dignité ? L'Eglise fait sienne la conscience que
l'Apôtre Paul avait de sa mission : « Le Christ... m'a envoyé... annoncer
l'Evangile, et cela sans la sagesse du langage, pour que ne soit pas réduite à
néant la Croix du Christ... Nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale
pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs
et Grecs, c'est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu » (1 Co 1,
17.23-24). Le Christ crucifié révèle
le sens authentique de la liberté, il le vit en plénitude par le don total de
lui-même et il appelle ses disciples à participer à sa liberté même.
86. La réflexion rationnelle et
l'expérience quotidienne montrent la faiblesse qui affecte la liberté de
l'homme. C'est une liberté véritable, mais finie : elle n'a pas sa source
absolue et inconditionnée en elle- même, mais dans l'existence dans laquelle
elle se situe et qui, pour elle, constitue à la fois des limites et des
possibilités. C'est la liberté d'une créature, c'est-à-dire un don, qu'il faut
accueillir comme un germe et qu'il faut faire mûrir de manière responsable.
Elle est constitutive de l'image d'être créé qui fonde la dignité de la
personne : en elle, se retrouve la vocation originelle par laquelle le Créateur
appelle l'homme au Bien véritable, et, plus encore, par la révélation du
Christ, il l'appelle à entrer en amitié avec Lui en participant à sa vie divine
elle-même. La liberté est possession inaliénable de soi en même temps
qu'ouverture universelle à tout ce qui existe, par la sortie de soi vers la
connaissance et l'amour de l'autre 138. Elle s'enracine donc dans la vérité de
l'homme et elle a pour fin la communion.
La raison et l'expérience ne disent pas
seulement la faiblesse de la liberté humaine, mais aussi son drame. L'homme
découvre que sa liberté est mystérieusement portée à trahir son ouverture au
Vrai et au Bien et que, trop souvent, il préfère, en réalité, choisir des biens
finis, limités et éphémères. Plus encore, dans ses erreurs et dans ses choix
négatifs, l'homme perçoit l'origine d'une révolte radicale qui le porte à
refuser la Vérité et le Bien pour s'ériger en principe absolu de soi : « Vous
serez comme Dieu » (Gn 3, 5). La
liberté a donc besoin d'être libérée. Le Christ en est le libérateur : il
« nous a libérés pour que nous restions libres » (Ga 5, 1).
87. Le Christ nous révèle avant tout que
la condition de la liberté authentique est de reconnaître la vérité honnêtement et avec
ouverture d'esprit : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera »
(Jn 8, 32) 139. C'est la vérité qui rend libre face au pouvoir et qui donne la
force du martyre. Il en est ainsi pour Jésus devant Pilate : « Je ne suis né,
et je ne suis venu dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité » (Jn
18, 37). De même, les vrais adorateurs de Dieu doivent l'adorer « en esprit et
en vérité » (Jn 4, 23) : ils
deviennent libres par cette adoration. En Jésus Christ, l'attachement
à la vérité et l'adoration de Dieu se présentent comme les racines les plus
intimes de la liberté.
En outre, Jésus révèle, par sa vie même et
non seulement par ses paroles, que la liberté s'accomplit dans l'amour, c'est-à-dire dans le don de soi. Lui qui dit : « Nul n'a
plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13)
marche librement vers sa Passion (cf. Mt 26, 46) et, dans son obéissance au
Père, il livre sa vie sur la Croix pour tous les hommes (cf. Ph 2, 6-11). La
contemplation de Jésus crucifié est donc la voie royale sur laquelle l'Eglise
doit avancer chaque jour si elle veut comprendre tout le sens de la liberté :
le don de soi dans le service de
Dieu et de ses frères. Et la communion avec le Seigneur crucifié et
ressuscité est la source intarissable à laquelle l'Eglise puise sans cesse pour
vivre librement, se donner et servir. En commentant ce verset du Psaume 10099 «
servez le Seigneur dans l'allégresse », saint Augustin dit : « Dans la maison
du Seigneur, l'esclavage est libre. L'esclavage est libre, lorsque ce n'est pas
la contrainte mais la charité qui sert... Que la charité te rende esclave,
puisque la vérité t'a rendu libre... Tu es en même temps esclave et homme libre
: esclave, car tu l'es devenu ; homme libre, car tu es aimé de Dieu, ton
Créateur ; bien plus, tu es libre parce que tu aimes ton Créateur... Tu es
l'esclave du Seigneur, l'affranchi du Seigneur. Ne cherche pas à être libéré en
t'éloignant de la maison de ton libérateur ! » 140. Ainsi l'Eglise, et tout
chrétien en elle, est appelée à participer au munus regale du Christ en Croix (cf. Jn 12, 32), à la grâce et
à la responsabilité du Fils de l'homme qui « n'est pas venu pour être servi,
mais pour servir et pour donner sa vie en rançon pour une multitude » (Mt 20,
28) 141.
Jésus est donc la synthèse vivante et
personnelle de la liberté parfaite dans l'obéissance totale à la volonté de
Dieu. Son corps crucifié est la pleine révélation du lien indissoluble entre la
liberté et la vérité, de même que sa résurrection des morts est la suprême
exaltation de la fécondité et de la force salvifique d'une liberté vécue dans
la vérité.
Marcher dans la lumière (cf. 1 Jn 1, 7)
88. L'opposition et même la séparation
radicale entre la liberté et la vérité sont la conséquence, la manifestation et
le résultat d'une dichotomie plus
grave et plus néfaste, celle qui dissocie la foi de la morale.
Cette dissociation constitue l'une des
préoccupations pastorales les plus vives de l'Eglise devant le processus actuel
de sécularisation, selon lequel des hommes nombreux, trop nombreux, pensent et
vivent « comme si Dieu n'existait pas ». Nous nous trouvons en présence d'une
mentalité qui affecte, souvent de manière profonde, ample et très répandue, les
attitudes et les comportements des chrétiens eux-mêmes, dont la foi est
affaiblie et perd son originalité de critère nouveau d'interprétation et
d'action pour l'existence personnelle, familiale et sociale. En réalité, dans
le contexte d'une culture largement déchristianisée, les critères de jugement
et de choix retenus par les croyants eux-mêmes se présentent souvent comme
étrangers ou même opposés à ceux de l'Evangile.
Il est alors urgent que les chrétiens
redécouvrent la nouveauté de leur
foi et la force qu'elle donne au jugement par rapport à la culture
dominante et envahissante : « Jadis vous étiez ténèbres — nous avertit l'Apôtre
Paul —, mais à présent vous êtes lumière dans le Seigneur ; conduisez-vous en
enfants de lumière ; car le fruit de la lumière consiste en toute bonté,
justice et vérité. Discernez ce qui plaît au Seigneur, et ne prenez aucune part
aux œuvres stériles des ténèbres ; dénoncez-les plutôt... Ainsi, prenez bien
garde à votre conduite ; qu'elle soit celle non d'insensés, mais de sages, qui
tirent bon parti de la période présente ; car nos temps sont mauvais » (Ep 5,
8-11.15-16 ; cf. 1 Th 5, 4-8).
Il faut retrouver et présenter à nouveau
le vrai visage de la foi chrétienne qui n'est pas seulement un ensemble de
propositions à accueillir et à ratifier par l'intelligence. Au contraire, c'est
une connaissance et une expérience du Christ, une mémoire vivante de ses
commandements, une vérité à vivre. Du
reste, une parole n'est vraiment accueillie que lorsqu'elle est appliquée dans
les actes, lorsqu'elle est mise en pratique. La foi est une décision qui engage
toute l'existence. Elle est une rencontre, un dialogue, une communion d'amour
et de vie du croyant avec Jésus Christ, Chemin, Vérité et Vie (cf. Jn 14, 6).
Elle implique un acte de confiance et d'abandon au Christ, et elle nous permet
de vivre comme il a vécu (cf. Ga 2, 20), c'est-à- dire dans le plus grand amour
de Dieu et de nos frères.
89. La foi a aussi un contenu moral : elle
est source et exigence d'un engagement cohérent de la vie ; elle comporte et
perfectionne l'accueil et l'observance des commandements divins. Comme l'écrit
l'évangéliste Jean, « Dieu est Lumière, en lui point de ténèbres. Si nous
disons que nous sommes en communion avec lui alors que nous marchons dans les
ténèbres, nous mentons, nous ne faisons pas la vérité... A ceci nous savons que
nous le connaissons : si nous gardons ses commandements. Qui dit : " Je le
connais ", alors qu'il ne garde pas ses commandements, est un menteur, et
la vérité n'est pas en lui. Mais celui qui garde sa parole, c'est en lui
vraiment que l'amour de Dieu est accompli. A cela nous savons que nous sommes
en lui. Celui qui prétend demeurer en lui doit se conduire à son tour comme
celui-là s'est conduit » (1 Jn 1, 5-6 ; 2, 3-6).
Par la vie morale, la foi devient «
confession », non seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes : elle se
fait témoignage.« Vous êtes la
lumière du monde — a dit Jésus. Une ville ne se peut cacher, qui est sise au
sommet d'un mont. Et l'on n'allume pas une lampe pour la mettre sous le
boisseau, mais bien sur le lampadaire, où elle brille pour tous ceux qui sont
dans la maison. Ainsi votre lumière doit-elle briller devant les hommes afin
qu'ils voient vos bonnes œuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux
» (Mt 5, 14-16). Ces œuvres sont surtout celles de la charité (cf. Mt 25,
31-46) et de la liberté authentique qui se manifeste et vit par le don de
soi. Jusqu'au don total de soi, comme
l'a fait Jésus qui, sur la Croix, « a aimé l'Eglise et s'est livré pour elle »
(Ep 5, 25). Le témoignage du Christ est source, modèle et appui pour le
témoignage du disciple, appelé à prendre la même route : « Si quelqu'un veut
venir à ma suite, qu'il se renie lui-même, qu'il se charge de sa croix chaque
jour, et qu'il me suive » (Lc 9, 23). La charité, selon les exigences du
radicalisme évangélique, peut amener le croyant au témoignage suprême du
martyre. Et cela, toujours en suivant l'exemple de Jésus qui meurt sur la Croix
: « Cherchez à imiter Dieu, comme des enfants bien-aimés — écrit Paul aux
chrétiens d'Ephè- se —, et suivez la voie de l'amour, à l'exemple du Christ qui
nous a aimés et s'est livré pour nous, s'offrant à Dieu en sacrifice d'agréable
odeur » (Ep 5, 1-2).
Le martyre, exaltation de la sainteté
inviolable de la Loi de Dieu
90. Le rapport entre la foi et la morale
resplendit de tout son éclat dans le
respect inconditionnel dû aux exigences absolues de la dignité personnelle de
tout homme, exigences soutenues par les normes morales interdisant
sans exception tous les actes intrinsèquement mauvais. L'universalité et
l'immutabilité de la norme morale manifestent et protègent en même temps la
dignité personnelle, c'est-à-dire l'inviolabilité de l'homme sur qui brille la
splendeur de Dieu (cf. Gn 9, 5-6).
Le fait du martyre chrétien, qui a
toujours accompagné et accompagne encore la vie de l'Eglise, confirme de
manière particulièrement éloquente le caractère inacceptable des théories
éthiques, qui nient l'existence de normes morales déterminées et valables sans
exception.
91. Dans l'Ancienne Alliance, nous
rencontrons déjà d'admirables témoignages d'une fidélité à la Loi sainte de
Dieu, poussée jusqu'à l'acceptation volontaire de la mort. L'histoire de Suzanne est exemplaire à cet égard
: aux deux juges iniques qui menaçaient de la faire mourir si elle avait refusé
de céder à leur passion impure, elle répondit : « Me voici traquée de toutes
parts : si je cède, c'est pour moi la mort, si je résiste, je ne vous
échapperai pas. Mais mieux vaut pour moi tomber innocente entre vos mains que
de pécher à la face du Seigneur ! » (Dn 13, 22-23). Suzanne, qui préférait «
tomber innocente » entre les mains des juges témoigne non seulement de sa foi
et de sa confiance en Dieu, mais aussi de son obéissance à la vérité et à
l'absolu de l'ordre moral : par sa disponibilité au martyre, elle proclame
qu'il n'est pas juste de faire ce que la Loi de Dieu qualifie comme mal pour en
retirer un bien quel qu'il soit. Elle choisit pour elle-même la « meilleure
part » : un témoignage tout à fait limpide, sans aucun compromis, rendu à la
vérité sur le bien et au Dieu d'Israël ; elle montre ainsi, par ses actes, la
sainteté de Dieu.
Au seuil du Nouveau Testament, Jean Baptiste, se refusant à taire
la Loi du Seigneur et à se compromettre avec le mal, « a donné sa vie pour la
justice et la vérité » 142, et il fut ainsi précurseur du Messie jusque dans le
martyre (cf. Mc 6, 17-29). C'est pourquoi « il est enfermé dans l'obscurité
d'un cachot, lui qui était venu rendre témoignage à la lumière et qui avait
mérité d'être appelé flambeau ardent de la lumière par la Lumière elle-même qui
est le Christ 1. Par son propre sang est baptisé celui à qui fut donné de
baptiser le Rédempteur du monde » 143.
Dans la Nouvelle Alliance, on rencontre de
nombreux témoignages de disciples du
Christ — à commencer par le diacre Etienne (cf. Ac 6, 8 à 7, 60) et
par l'Apôtre Jacques (cf. Ac 12, 1-2) — qui sont morts martyrs pour confesser
leur foi et leur amour du Maître et pour ne pas le renier. Ils ont ainsi suivi
le Seigneur Jésus qui, devant Caïphe et Pilate, « a rendu son beau témoignage »
(1 Tm 6, 13), confirmant la vérité de son message par le don de sa vie.
D'autres innombrables martyrs acceptèrent la persécution et la mort plutôt que
d'accomplir le geste idolâtrique de brûler de l'encens devant la statue de
l'empereur (cf. Ap 13, 7-10). Ils allèrent jusqu'à refuser de simuler ce culte,
donnant ainsi l'exemple du devoir de s'abstenir même d'un seul acte concret
contraire à l'amour de Dieu et au témoignage de la foi. Dans l'obéissance,
comme le Christ lui-même, ils confièrent et remirent leur vie au Père, à celui
qui pouvait les sauver de la mort (cf. He 5, 7).
L'Eglise propose l'exemple de
nombreux saints et saintes qui
ont rendu témoignage à la vérité morale et l'ont défendue jusqu'au martyre,
préférant la mort à un seul péché mortel. En les élevant aux honneurs des
autels, l'Eglise a canonisé leur témoignage et déclaré vrai leur jugement,
selon lequel l'amour de Dieu implique obligatoirement le respect de ses
commandements, même dans les circonstances les plus graves, et le refus de les
transgresser, même dans l'intention de sauver sa propre vie.
92. Dans le martyre vécu comme
l'affirmation de l'inviolabilité de l'ordre moral, resplendissent en même temps
la sainteté de la Loi de Dieu et l'intangibilité de la dignité personnelle de
l'homme, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu : il n'est jamais permis
d'avilir ou de contredire cette dignité, même avec une intention bonne, quelles
que soient les difficultés. Jésus nous en avertit avec la plus grande sévérité
: « Que sert à l'homme de gagner le monde entier, s'il ruine sa propre viC ? »
(Mc 8, 36).
Le martyre dénonce comme illusoire et
fausse toute « signification humaine » que l'on prétendrait attribuer, même
dans des conditions « exceptionnelles », à l'acte en soi moralement mauvais ;
plus encore, il en dévoile clairement le véritCble visage, celui d'une violation de l'« humanité » de
l'homme, plus en celui qui l'accomplit qu'en celui qui le subit 144.
Le martyre est donc aussi l'exaltation de l'« humanité » parfaite et de la «
vie » véritable de la personne, comme en témoigne aint Ignace d'Antioche quand
il s'adresse aux chrétiens de Rome, le lieu de son martyre : « Pardonnez-moi,
frères ; ne m'empêchez pas de vivre, ne veuillez pas que je meure...
Laissez-moi recevoir la pure lumière ; quand je serai arrivé là, je serai un h mme. Permettez-moi
d'être un imitateur de la passion de mon Dieu » 145.
93. Le martyre est enfin signe éclatant de la sainteté de l'Eglise
: la fidélité à la Loi sainte de Dieu, à laquelle il est rendu
témoignage au prix de la mort, est une proclamatCon solennelle et un engagement
missionnaire usque ad sanguinem pour
que la splendeur de la vérité morale ne soit pas obscurcie dans les mœurs et
les mentalités des personnes et de la société. Un tel témoignage a une valeur
extraordinaire en ce qu'il contribue, non seulement dans la société civile,
mais aussi à l'intérieur des communautés ecclésiales elles-mêmes, à éviter que
l'on ne sombre dans la crise la plus dangereuse qui puisse affecter l'homme
: la confusion du bien et du
mal qui rend impossible d'établir et de maintenir l'ordre moral des
individus et des communautés. Les martyrs et, plus généralement, tous les
saints de l'Eglise, par l'exemple éloquent et attirant d'une vie totalement
transfigurée par la splendeur de la vérité morale, éclairent toutes les époques
de l'histoire en y réveillant le sens moral. Rendant un témoignage sans réserve
au bien, ils sont un vivant reproche pour ceux qui transgressent la loi (cf. Sg
2, 12) et ils donnent une constante actualité aux paroles du prophète : «
Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui font des ténèbres
la lumière et de la lumière les ténèbres, qui font de l'amer le doux et du doux
l'amer » (Is 5, 20).
Si le martyre représente le sommet du
témoignage rendu à la vérité morale, auquel relativement peu de personnes sont
appelées, il n'en existe pas moins un témoignage cohérent que tous les
chrétiens doivent être prêts à rendre chaque jour, même au prix de souffrances
et de durs sacrifices. En effet, face aux nombreuses difficultés que la
fidélité à l'ordre moral peut faire affronter même dans les circonstances les
plus ordinaires, le chrétien est appelé, avec la grâce de Dieu implorée dans la
prière, à un engagement parfois héroïque, soutenu par la vertu de force par
laquelle — ainsi que l'enseigne saint Grégoire le Grand — il peut aller jusqu'à
« aimer les difficultés de ce monde en vue des récompenses éternelles » 146.
94. Dans ce témoignage rendu au caractère
absolu du bien moral, les chrétiens
ne sont pas seuls : ils se trouvent confirmés par le sens moral des
peuples et par les grandes traditions religieuses et sapientiales de l'Occident
et de l'Orient, non sans une action intérieure et mystérieuse de l'Esprit de
Dieu. Cette réflexion du poète latin Juvénal s'applique à tous : « Considère
comme le plus grand des crimes de préférer sa propre vie à l'honneur et, pour
l'amour de la vie physique, de perdre ses raisons de vivre » 147. La voix de la
conscience a toujours rappelé sans ambiguïté qu'il y a des vérités et des
valeurs morales pour lesquelles on doit être disposé à donner jusqu'à sa vie.
Dans les paroles qui défendent les valeurs morales et surtout dans le sacrifice
de la vie pour les valeurs morales, l'Eglise reconnaît le témoignage rendu à
cette vérité qui, déjà présente dans la création, resplendit en plénitude sur
le visage du Christ : « Chaque fois — écrit saint Justin — que les adeptes des
doctrines stoïciennes ont 1 fait preuve de sagesse dans leur discours moral à
cause de la semence du Verbe présente dans tout le genre humain, ils ont été,
nous le savons, haïs et mis à mort » 148.
Les normes morales universelles et
immuables au service de la personne et de la société
95. La doctrine de l'Eglise et, en
particulier, sa fermeté à défendre la validité universelle et permanente des
préceptes qui interdisent les actes intrinsèquement mauvais est maintes fois
comprise comme le signe d'une intolérable intransigeance, surtout dans les
situations extrêmement complexes et conflictuelles de la vie morale de l'homme
et de la société aujourd'hui, intransigeance qui contrasterait avec le
caractère maternel de l'Eglise. Cette dernière, dit-on, manque de compréhension
et de compassion. Mais, en réalité, le caractère maternel de l'Eglise ne peut
jamais être séparé de la mission d'enseignement qu'elle doit toujours remplir
en Epouse fidèle du Christ qui est la Vérité en personne : « Educatrice, elle
ne se lasse pas de proclamer la norme morale... L'Eglise n'est ni l'auteur ni
l'arbitre d'une telle norme. Par obéissance à la Vérité qui est le Christ, dont
l'image se reflète dans la nature et dans la dignité de la personne humaine, l'Eglise
interprète la norme morale et la propose à tous les hommes de bonne volonté,
sans en cacher les exigences de radicalisme et de perfection » 149.
En réalité, la vraie compréhension et la
compassion naturelle doivent signifier l'amour de la personne, de son bien
véritable et de sa liberté authentique. Et l'on ne peut certes pas vivre un tel
amour en dissimulant ou en affaiblissant la vérité morale, mais en la proposant
avec son sens profond de rayonnement de la Sagesse éternelle de Dieu, venue à
nous dans le Christ, et avec sa portée de service de l'homme, de la croissance
de sa liberté et de la recherche de son bonheur 150.
En même temps, la présentation claire et
vigou- reuse de la vérité morale ne peut jamais faire abstraction du respect
profond et sincère, inspiré par un amour patient et confiant, dont l'homme a
toujours besoin au long de son cheminement moral rendu souvent pénible par des
difficultés, des faiblesses et des situations douloureuses. L'Eglise, qui ne
peut jamais renoncer au principe « de la vérité et de la cohérence, en vertu
duquel 2 n'accepte pas d'appeler bien ce qui est mal et mal ce qui est bien »
151, doit toujours être attentive à ne pas briser le roseau froissé et à ne pas
éteindre la mèche qui fume encore (cf. Is 42, 3). Paul VI a écrit : « Ne
diminuer en rien la salutaire doctrine du Christ est une forme éminente de
charité envers les âmes. Mais cela doit toujours être accompagné de la patience
et de la bonté dont le Seigneur lui-même a donné l'exemple en traitant avec les
hommes. Venu non pour juger, mais pour sauver (cf. Jn 3, 17), il fut certes
intransigeant avec le mal, mais miséricordieux envers les personnes » 152.
96. La fermeté de l'Eglise dans sa défense
des normes morales universelles et immuables n'a rien d'humiliant. Elle ne fait
que servir la vraie liberté de l'homme : du moment qu'il n'y a de liberté ni en
dehors de la vérité ni contre elle, on doit considérer que la défense
catégorique, c'est-à-dire sans édulcoration et sans compromis, des exigences de
la dignité personnelle de l'homme auxquelles il est absolument impossible de
renoncer est la condition et le moyen pour que la liberté existe.
Ce service est destiné à tout homme, considéré dans son être
et son existence absolument uniques : l'homme ne peut trouver que dans
l'obéissance aux normes morales universelles la pleine confirmation de son
unité en tant que personne et la possibilité d'un vrai progrès moral.
Précisément pour ce motif, ce service est destiné à tous les hommes, aux individus, mais aussi à la communauté et
à la société comme telle. En effet, ces normes constituent le fondement
inébranlable et la garantie solide d'une convivialité humaine juste et
pacifique, et donc d'une démocratie véritable qui ne peut naître et se
développer qu'à partir de l'égalité de tous ses membres, à parité de droits et
de devoirs. Par rapport aux normes
morales qui interdisent le mal intrinsèque, il n'y a de privilège ni
d'exception pour personne. Que l'on soit le maître du monde ou le
dernier des « misérables » sur la face de la terre, cela ne fait aucune
différence : devant les exigences morales, nous sommes tous absolument égaux.
97. Ainsi apparaissent la signification et la vigueur à la fois personnelle et
sociale des normes morales, et en premier lieu des normes négatives qui
interdisent le mal : en protégeant la dignité personnelle inviolable de tout
homme, elles servent à la conservation même du tissu social humain, à la
rectitude et à la fécondité de son développement. En particulier, les
commandements de la deuxième table du Décalogue, que Jésus rappelle aussi au
jeune homme de l'Evangile (cf. Mt 19, 18), constituent les règles premières de
toute vie sociale.
Ces commandements sont formulés en termes
généraux. Mais le fait que « la personne humaine 3 est et doit être le principe,
le sujet et la fin de toutes les institutions sociales » 153, permet de les
préciser et de les expliciter dans un code de comportement plus détaillé. En ce
sens, les règles morales fondamentales de la vie sociale comportent des exigences précises auxquelles
doivent se conformer aussi bien les pouvoirs publics que les citoyens. Au-delà
des intentions, parfois bonnes, et des circonstances, souvent difficiles, les
autorités civiles et les particuliers ne sont jamais autorisés à transgresser
les droits fondamentaux et inaliénables de la personne humaine. C'est ainsi que
seule une morale qui reconnaît des normes valables toujours et pour tous, sans
aucune exception, peut garantir les fondements éthiques de la convivialité, au
niveau national ou international.
La morale et le renouveau de la vie
sociale et politique
98. Devant les formes graves d'injustice
sociale et économique ou de corruption politique dont sont victimes des peuples
et des nations entiers, s'élève la réaction indignée de très nombreuses
personnes bafouées et humiliées dans leurs droits humains fondamentaux et se
répand toujours plus vivement la conviction de la nécessité d'un renouveau radical personnel et social propre à assurer la justice, la
solidarité, l'honnêteté et la transparence.
Le chemin à parcourir est assurément long
et ardu ; les efforts à accomplir sont nombreux et considérables afin de
pouvoir mettre en œuvre ce renouveau, ne serait-ce qu'en raison de la
multiplicité et de la gravité des causes qui provoquent et prolongent les
situations actuelles d'injustice dans le monde. Mais, comme l'histoire et
l'expérience de chacun l'enseignent, il n'est pas difficile de retrouver à la
base de ces situations des causes à proprement parler « culturelles »,
c'est-à-dire liées à certaines conceptions de l'homme, de la société et du
monde. En réalité, au cœur duproblème
culturel, il y a le sens
moral qui, à son tour, se fonde et s'accomplit dans le sens religieux 154.
99. Dieu seul, le Bien suprême, constitue
la base inaltérable et la condition irremplaçable de la moralité, donc des
commandements, et particulièrement des commandements négatifs qui interdisent
toujours et dans tous les cas les comportements et les actes incompatibles avec
la dignité personnelle de tout homme. Ainsi le Bien suprême et le bien moral se
rejoignent dans la vérité, la
vérité de Dieu Créateur et Rédempteur et la vérité de l'homme créé et racheté
par Lui. Ce n'est que sur cette vérité qu'il est possible de construire une
société renouvelée et de résoudre les problèmes complexes et difficiles qui
l'ébranlent, le premier d'entre eux consistant à surmonter les formes les plus
diverses de totalitarisme pour
ouvrir la voie à l'authentique liberté de
la personne. « Le totalitarisme naît de la négation de la vérité au sens objectif
du terme : s'il n'existe pas de vérité transcendante, par l'obéissance à
laquelle l'homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n'existe
aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. Leurs
intérêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévitablement les uns
aux autres. Si la vérité transcendante n'est pas reconnue, la force du pouvoir
triomphe, et chacun tend à utiliser jusqu'au bout les moyens dont il dispose
pour faire prévaloir ses intérêts ou ses opinions, sans considération pour les
droits des autres... Il faut donc situer la racine du totalitarisme moderne
dans la négation de la dignité transcendante de la personne humaine, image
visible du Dieu invisible et, précisément pour cela, de par sa nature même,
sujet de droits que personne ne peut violer, ni l'individu, ni le groupe, ni la
classe, ni la nation, ni l'Etat. La majorité d'un corps social ne peut pas non
plus le faire, en se dressant contre la minorité pour la marginaliser,
l'opprimer, l'exploiter, ou pour tenter de l'anéantir » 155.
C'est pourquoi le lien inséparable entre
la vérité et la liberté — qui reflète le lien essentiel entre la sagesse et la
volonté de Dieu — possède une signification extrêmement importante pour la vie
des personnes dans le cadre socio-économique et socio-politique, comme cela
ressort de la doctrine sociale de l'Église — laquelle « entre dans le
domaine... de la théologie et particulièrement de la théologie morale » 156 —
et de sa présentation des commandements qui règlent la vie sociale, économique
et politique, en ce qui concerne non seulement les attitudes générales, mais
aussi les comportements et les actes concrets précis et déterminés.
100. De même, le Catéchisme de l'Eglise catholique, affirme que, « en matière
économique, le respect de la dignité humaine exige la pratique de la vertu
de tempérance, pour modérer
l'attachement aux biens de ce monde ; de la vertu de justice, pour préserver les droits du prochain et lui accorder
ce qui lui est dû ; et de la solidarité, suivant
la règle d'or et selon la libéralité du Seigneur qui " de riche qu'il
était s'est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté " (2 Co 8, 9) »
157 ; il présente ensuite une série de comportements et d'actes qui lèsent la
dignité humaine : le vol, la détention délibérée de biens prêtés ou d'objets
perdus, la fraude dans le commerce (cf. Dt 25, 13-16), les salaires injustes
(cf. Dt 24, 14-15 ; Jc 5, 4), la hausse des prix en spéculant sur l'ignorance
ou la détresse d'autrui (cf. Am 8, 4-6), l'appropriation et l'usage privé des
biens sociaux d'une entreprise, les travaux mal faits, la fraude fiscale, la
contrefaçon des chèques et des factures, les dépenses excessives, le
gaspillage, etc. 158. Et encore : « Le septième commandement proscrit les actes
ou entreprises qui, pour quelque raison que ce soit, égoïste ou idéologique,
mercantile ou totalitaire, conduisent à asservir des êtres humains, à méconnaître leur dignité
personnelle, à les acheter, à les vendre et à les échanger comme des marchandises.
C'est un péché contre la dignité des personne et leurs droits fondamentaux que
de les réduire par la violence à une valeur d'usage ou à une source de profit.
Saint Paul ordonnait à un maître chrétien de traiter son esclave chrétien
" non plus comme un esclave, mais... comme un frère..., comme un homme,
dans le Seigneur " (Phm 16) » 159.
101. Dans le domaine politique, on doit
observer que la vérité dans les rapports entre gouvernés et gouvernants, la
transparence dans l'administration publique, l'impartialité dans le service
public, le respect des droits des adversaires politiques, la sauvegarde des
droits des accusés face à des procès ou à des condamnations sommaires, l'usage
juste et honnête des fonds publics, le refus de moyens équivoques ou illicites
pour conquérir, conserver et accroître à tout prix son pouvoir, sont des
principes qui ont leur première racine — comme, du reste, leur particulière
urgence — dans la valeur transcendante de la personne et dans les exigences
morales objectives du fonctionnement des Etats 160. Quand on ne les observe
pas, le fondement même de la convivialité politique fait défaut et toute la vie
sociale s'en trouve progressivement compromise, menacée et vouée à sa
désagrégation (cf. Ps 1413, 3-4 ; Ap 18, 2-3. 9-24). Dans de nombreux pays,
après la chute des idéologies qui liaient la politique à une conception
totalitaire du monde — la première d'entre elles étant le marxisme —, un risque
non moins grave apparaît aujourd'hui à cause de la négation des droits fondamentaux
de la personne humaine et à cause de l'absorption dans le cadre politique de
l'aspiration religieuse qui réside dans le cœur de tout être humain :
c'est le risque de l'alliance entre
la démocratie et le relativisme éthique qui retire à la convivialité
civile toute référence morale sûre et la prive, plus radicalement, de
l'acceptation de la vérité. En effet, « s'il n'existe aucune vérité dernière
qui guide et oriente l'action politique, les idées et les convictions peuvent
être facilement exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se
transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre
l'histoire » 161.
Dans tous les domaines de la vie
personnelle, familiale, sociale et politique, la morale — qui est fondée sur la
vérité et qui, dans la vérité, s'ouvre à la liberté authentique — rend donc un
service original, irremplaçable et de très haute valeur, non seulement à la
personne pour son progrès dans le bien, mais aussi à la société pour son
véritable développement.
La grâce et l'obéissance à la Loi de Dieu
102. Même dans les situations les plus
difficiles, l'homme doit observer les normes morales par obéissance aux saints
commandements de Dieu et en conformité avec sa dignité personnelle. Assurément
l'harmonie entre la liberté et la vérité demande parfois des sacrifices hors du
commun et elle se conquiert à grand prix, ce qui peut aller jusqu'au martyre.
Mais, comme l'atteste l'expérience universelle et quotidienne, l'homme est
tenté de rompre cette harmonie : « Je ne fais pas ce que je veux, mais je fais
ce que je hais... Je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je
ne veux pas » (Rm 7, 15.19).
D'où provient, en fin de compte, cette
division intérieure de l'homme ? Celui-ci commence son histoire de pécheur
lorsqu'il ne reconnaît plus le Seigneur comme son Créateur, et lorsqu'il veut
décider par lui-même ce qui est bien et ce qui est mal, dans une indépendance
totale. « Vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal » (Gn 3, 5),
c'est là la première tentation, à laquelle font écho toutes les autres, alors
que l'homme est plus aisément enclin à y céder à cause des blessures de la
chute originelle.
Mais on peut vaincre les tentations et
l'on peut éviter les péchés, parce que, avec les commandements, le Seigneur
nous donne la possibilité de les observer : « Ses regards sont tournés vers
ceux qui le craignent, il connaît lui-même toutes les œuvres des hommes. Il n'a
commandé à personne d'être impie, il n'a donné à personne licence de pécher »
(Si 15, 19-20). Dans certaines situations, l'observation de la Loi de Dieu peut
être difficile, très difficile, elle n'est cependant jamais impossible. C'est
là un enseignement constant de la tradition de l'Eglise que le Concile de
Trente exprime ainsi : « Personne, même justifié, ne doit se croire affranchi
de l'observation des commandements. Personne ne doit user de cette formule
téméraire et interdite sous peine d'anathème par les saints Pères que
l'observation des commandements divins est impossible à l'homme justifié.
" Car Dieu ne commande pas de choses impossibles, mais en commandant il
t'invite à faire ce que tu peux et à demander ce que tu ne peux pas " et
il t'aide à pouvoir. " Ses commandements ne sont pas pesants M M1 Jn 5,
3), " son joug est doux et son fardeau léger " (cf. Mt 11, 30) » 162.
103. L'espace spirituel de l'espérance est
toujours ouvert pour l'homme, avec l'aide
de la grâce divine et avec la coopération
de la liberté humaine.
C'est dans la Croix salvifique de Jésus,
dans le don de l'Esprit Saint, dans les sacrements qui naissent du côté
transpercé du Rédempteur (cf. Jn 19, 34) que le croyant trouve la grâce et la
force de toujours observer la Loi sainte de Dieu, même au milieu des plus
graves difficultés. Comme le dit saint André de Crète : « En vivifiant la Loi
par la grâce, Dieu a mis la loi au service de la grâce, dans un accord
harmonieux et fécond, sans mêler à l'une ce qui appartient à l'autre, mais en
transformant de manière vraiment divine ce qui était pénible, asservissant et
insupportable, pour le rendre léger et libérateur » 163.
Les possibilités «
concrètes » de l'homme ne se trouvent que dans le mystère de la Rédemption du
Christ. « Ce serait une très grave erreur que d'en
conclure que la règle enseignée par l'Eglise est en elle même seulement un
" idéal " qui doit ensuite être adapté, proportionné, gradué, en
fonction, dit-on, des possibilités concrètes de l'homme, selon un "
équilibrage des divers biens en question ". Mais quelles sont les "
possibilités concrètes de l'homme " ? Et de quel homme parle-t-on ? De l'homme dominé par la concupiscence ou bien de l'homme racheté par le Christ ? Car c'est
de cela qu'il s'agit : de la réalité de
la Rédemption par le Christ.Le Christ
nous a rachetés ! Cela signifie : il nous a donné la possibilité de réaliser l'entière vérité de notre être ; il
a libéré notre liberté de la
domination de la concupiscence. Et si l'homme racheté pèche encore,
cela est dû non pas à l'imperfection de l'acte rédempteur du Christ, mais à
la volonté de l'homme de se
soustraire à la grâce qui vient de cet acte. Le commandement de Dieu est
certainement proportionné aux capacités de l'homme, mais aux capacités de
l'homme auquel est donné l'Esprit Saint, de l'homme qui, s'il est tombé dans le
péché, peut toujours obtenir le pardon et jouir de la présence de l'Esprit »
164.
104. Dans ce contexte se situe une juste
ouverture à la miséricorde de
Dieu pour le péché de l'homme qui se convertit et à lacompréhension envers la faiblesse
humaine. Cette compréhension ne signifie jamais que l'on compromet ou
que l'on fausse la mesure du bien et du mal pour l'adapter aux circonstances.
Tandis qu'est humaine l'attitude de l'homme qui, ayant péché, reconnaît sa
faiblesse et demande miséricorde pour sa faute, inacceptable est au contraire
l'attitude de celui qui fait de sa faiblesse le critère de la vérité sur le
bien, de manière à pouvoir se sentir justifié par lui seul, sans même avoir
besoin de recourir à Dieu et à sa miséricorde. Cette dernière attitude corrompt
la moralité de toute la société, parce qu'elle enseigne le doute sur
l'objectivité de la loi morale en général et le refus du caractère absolu des
interdits moraux portant sur des actes humains déterminés, et elle finit par
confondre tous les jugements de valeur.
A l'inverse, nous devons recevoir le message qui nous vient de la parabole
évangélique du pharisien et du publicain (cf. Lc 18, 9-14). Le
publicain pouvait peut-être avoir quelque justification aux péchés qu'il avait
commis, de manière à diminuer sa responsabilité. Toutefois ce n'est pas à ces
justifications qu'il s'arrête dans sa prière, mais à son indignité devant
l'infinie sainteté de Dieu : « Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis ! »
(Lc 18, 13). Le pharisien, au contraire, s'est justifié par lui-même, trouvant
sans doute une excuse à chacun de ses manquements. Nous sommes ainsi confrontés
à deux attitudes différentes de la conscience morale de l'homme de tous les
temps. Le publicain nous présente une conscience « pénitente » qui se rend
pleinement compte de la fragilité de sa nature et qui voit dans ses
manquements, quelles qu'en soient les justifications subjectives, une
confirmation du fait qu'il a besoin de rédemption. Le pharisien nous présente
une conscience « satisfaite d'elle-même », qui est dans l'illusion de pouvoir
observer la loi sans l'aide de la grâce et a la conviction de ne pas avoir
besoin de la miséricorde.
105. Une grande vigilance est demandée à
tous, afin de ne pas se laisser gagner par l'attitude pharisaïque qui prétend
éliminer le sentiment de ses limites et de son péché, qui s'exprime aujourd'hui
particulièrement par la tentative d'adapter la norme morale à ses capacités, à
ses intérêts propres et qui va jusqu'au refus du concept même de norme. Au
contraire, accepter la « disproportion » entre la loi et les capacités
humaines, c'est-à-dire les capacités des seules forces morales de l'homme
laissé à lui-même, éveille le désir de la grâce et prédispose à la recevoir. «
Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort ? » se demande l'Apôtre
Paul. Il répond par une confession joyeuse et reconnaissante : « Grâces soient
à Dieu par Jésus Christ notre Seigneur ! » (Rm 7, 24-25).
Nous retrouvons le même état d'esprit dans
cette prière de saint Ambroise de Milan : « Qu'est-ce que l'homme, si tu ne le
visites pas ? N'oublie pas le faible. Souviens-toi, Seigneur, que tu m'as créé
faible ; souviens-toi que tu m'as façonné à partir de la poussière. Comment
pourrai-je tenir debout, si tu ne veilles pas à tout instant à rendre ferme
cette boue que je suis, en faisant venir ma force de ton visage ? " Si tu
détournes ton visage, tout sera troublé " (Ps 104103, 29) : si tu me
regardes, malheur à moi ! Tu ne vois en moi que les conséquences de mes fautes
; il ne nous sert ni d'être abandonnés ni d'être vus de Dieu, car, lorsqu'il
nous voit, nous l'offensons. Pourtant, nous pouvons croire qu'il ne rejette pas
ceux qu'il voit et qu'il purifie ceux qu'il regarde. Devant lui, brûle un feu
qui peut consumer le péché (cf. Jl 2, 3) » 165.
La morale et la nouvelle évangélisation
106. L'évangélisation représente le défi
le plus fort et le plus exaltant que l'Eglise est appelée à relever, depuis son
origine. En réalité, ce défi est dû moins aux situations sociales et
culturelles qu'elle rencontre tout au long de l'histoire qu'au précepte de
Jésus Christ ressuscité qui définit la raison d'être même de l'Eglise : « Allez
dans le monde entier, proclamez l'Evangile à toute la création » (Mc 16, 15).
Mais la période que nous vivons, du moins
dans de nombreux peuples, est plutôt le temps d'un formidable défi à la «
nouvelle évangélisation », c'est-à-dire à l'annonce de l'Evangile toujours
nouveau et toujours porteur de nouveauté, une évangélisation qui doit être «
nouvelle en son ardeur, dans ses méthodes, dans son expression » 166. La
déchristianisation qui affecte des communautés et des peuples entiers autrefois
riches de foi et de vie chrétienne implique non seulement la perte de la foi
ou, en tout cas, son insignifiance dans la vie, mais aussi, et forcément, le déclin et l'obscurcissement du sens moral
: et cela, du fait que l'originalité de la morale évangélique n'est
plus perçue, ou bien à cause de l'effacement des valeurs et des principes
éthiques fondamentaux eux-mêmes. Les courants subjectivistes, utilitaristes et
relativistes, aujourd'hui amplement diffusés, ne se présentent pas comme de
simples positions pragmatiques, comme des traits de mœurs, mais comme des
conceptions fermes du point de vue théorique, qui revendiquent leur pleine
légitimité culturelle et sociale.
107. L'évangélisation — et donc la « nouvelle évangélisation »
— comporte également l'annonce et la
proposition de la morale. Jésus lui-même, dans sa prédication du
Royaume de Dieu et de l'amour sauveur, a lancé un appel à la foi et à la
conversion (cf. Mc 1, 15). Et Pierre, avec les autres Apôtres, quand il annonce
la résurrection d'entre les morts de Jésus de Nazareth, propose de vivre une
vie nouvelle, une « voie » à suivre pour être disciples du Ressuscité (cf. Ac
2, 37-41 ; 3, 17-20).
Comme pour les vérités de la foi et plus
encore, la nouvelle évangélisation, qui propose les fondements et le contenu de
la morale chrétienne, montre son authenticité et, en même temps, déploie toute
sa force missionnaire lorsqu'elle est accomplie non seulement par le don de la
parole proclamée, mais
encore de la parole vécue. En
particulier, la vie dans la
sainteté, qui resplendit en de nombreux membres du peuple de Dieu,
humbles et souvent cachés aux yeux des hommes, constitue le moyen le plus
simple et le plus attrayant par lequel il est possible de percevoir
immédiatement la beauté de la vérité, la force libérante de l'amour de Dieu, la
valeur de la fidélité inconditionnelle à toutes les exigences de la Loi du
Seigneur, même dans les circonstances les plus difficiles. C'est pourquoi
l'Eglise, dans la sagesse de sa pédagogie morale, a toujours invité les
croyants à chercher et à trouver auprès des saints et des saintes, et en
premier lieu auprès de la Vierge Mère de Dieu « pleine de grâce » et « toute
sainte », exemple, force et joie pour vivre une vie fidèle aux commandements de
Dieu et aux Béatitudes de l'Evangile.
La vie des saints, reflet de la bonté de
Dieu — Celui qui « seul est le Bon » —, constitue une véritable confession de
la foi et un stimulant pour sa transmission aux autres, et aussi une
glorification de Dieu et de sa sainteté infinie. La vie sainte porte ainsi à la
plénitude de son expression et de sa mise en œuvre le triple et unique munus propheticum, sacerdotale et
regale donné à tout chrétien lors de sa renaissance baptismale « d'eau
et d'Esprit » (Jn 3, 5). La vie morale du chrétien a une valeur de « culte
spirituel » (Rm 12, 1 ; cf. Ph 3, 3), puisé et nourri à cette source
inépuisable de sainteté et de glorification de Dieu que sont les sacrements,
spécialement l'Eucharistie ; en effet, en par- ticipant au sacrifice de la
Croix, le chrétien communie à l'amour oblatif du Christ, il est rendu apte et
il est engagé à vivre la même charité à travers toutes les attitudes et tous
les comportements de sa vie. Dans l'existence morale, on voit aussi à l'œuvre
le service royal du chrétien : plus il obéit, avec l'aide de la grâce, à la Loi
nouvelle de l'Esprit Saint, plus il grandit dans la liberté à laquelle il est
appelé en servant la vérité, la charité et la justice.
108. A la source de la nouvelle
évangélisation et de la vie morale nouvelle qu'elle propose et suscite avec les
fruits de l'activité missionnaire et de la sainteté, il y a l'Esprit du Christ, principe et
force de la fécondité de la sainte Mère Eglise, comme nous le rappelle Paul VI
: « L'évangélisation ne sera jamais possible sans l'action de l'Esprit Saint »
167. A l'Esprit de Jésus, accueilli dans le cœur humble et docile du croyant,
on doit donc l'épanouissement de la vie morale chrétienne et le témoignage de
la sainteté dans la grande diversité des vocations, des dons, des
responsabilités et des conditions de vie ou des situations : c'est l'Esprit
Saint — comme déjà Novatien le faisait observer, exprimant en cela la foi
authentique de l'Eglise — « qui a affermi l'âme et l'esprit des disciples, qui
leur a dévoilé les mystères évangéliques, qui a fait briller en eux la lumière
des choses divines ; ainsi fortifiés, pour le nom du Seigneur ils n'ont craint
ni la prison ni les chaînes : bien au contraire, ils ont méprisé même les
puissances et les tortures de ce monde, armés et fortifiés désormais par Lui ;
ayant en eux les dons que ce même Esprit distribue et destine à l'Eglise,
Epouse du Christ, comme des joyaux. En effet, c'est lui qui, dans l'Eglise,
établit des prophètes, instruit les docteurs, guide la parole, fait des
prodiges et des guérisons, accomplit des merveilles, accorde le discernement
des esprits, assigne les charges de gouvernement, inspire les décisions, met en
place et régit tous les autres charismes, donnant ainsi à l'Eglise du Seigneur
sa perfection et son accomplissement par- tout et en tout point » 168.
Dans le cadre vivant de cette nouvelle
évangélisation, destinée à faire naître et à nourrir « la foi opérant par la
charité » (Ga 5, 6), et, en fonction de l'œuvre de l'Esprit Saint, nous pouvons
maintenant comprendre la place qui, dans l'Eglise, communauté des croyants,
revient à la réflexion que la
théologie doit conduire sur la vie morale, de même que nous pouvons
présenter la mission et la responsabilité particulières des théologiens
moralistes.
Le service des théologiens moralistes
109. Toute l'Eglise est appelée à
l'évangélisation et au témoignage d'une vie de foi, car elle participe au munus propheticum du Seigneur Jésus
par le don de son Esprit. Grâce à la présence permanente en elle de l'Esprit de
vérité (cf. Jn 14, 16-17), « l'ensemble des fidèles, ayant l'onction qui vient
du Saint (cf. 1 Jn 2, 20.27), ne peut se tromper dans la foi ; ce don
particulier qu'ils possèdent, ils le manifestent par le moyen du sens
surnaturel de foi qui est celui du peuple tout entier, lorsque, " des
évêques jusqu'aux derniers des fidèles laïcs ", ils apportent aux vérités
concernant la foi et les mœurs un consentement universel » 169.
Pour accomplir sa mission prophétique,
l'Eglise doit sans cesse stimuler ou « raviver » sa vie de foi (cf. 2 Tm 1, 6),
en particulier par une réflexion toujours plus approfondie, sous la conduite de
l'Esprit Saint, sur le contenu de la foi elle-même. D'une manière spécifique, la « vocation » du théologien dans
l'Eglise est au service de cette « recherche par le croyant de
l'intelligence de la foi » : « Parmi les vocations ainsi suscitées par l'Esprit
dans l'Eglise — lisons-nous dans l'Instruction Donum veritatis —, se distingue celle du théologien qui, d'une
manière particulière, a pour fonction d'acquérir, en communion avec le
Magistère, une intelligence toujours plus profonde de la Parole de Dieu
contenue dans l'Ecriture inspirée et transmise par la Tradition vivante de l'Eglise.
De par sa nature, la foi tend à l'intelligence, car elle ouvre à l'homme la
vérité concernant sa destinée et la voie pour l'atteindre. Même si la vérité
révélée surpasse notre discours, et si nos concepts sont imparfaits face à sa
grandeur à la fin du compte insondable (cf. Ep 3, 19), elle invite pourtant
notre raison — don de Dieu pour percevoir la Vérité — à entrer en sa lumière et
à devenir ainsi capable de comprendre dans une certaine mesure ce qu'elle
croit. La science théologique, qui recherche l'intelligence de la foi en
réponse à la voix de la Vérité qui appelle, aide le peuple de Dieu, selon le
commandement apostolique (cf. 1 P 3, 15), à rendre compte de son espérance à
ceux qui le demandent » 170.
Pour définir l'identité et, par
conséquent, pour mettre en œuvre la mission propre de la théologie, il est
essentiel de reconnaître son lien
intime et vivant avec l'Eglise, avec son mystère, avec sa vie et sa mission
: « La théologie est une science ecclésiale, parce qu'elle grandit
dans l'Eglise et qu'elle agit sur l'Eglise... Elle est au service de l'Eglise
et elle doit donc se sentir insérée de manière dynamique dans la mission de
l'Eglise, en particulier dans sa mission prophétique » 171. Etant donné sa
nature et son dynamisme, la théologie authentique ne peut s'épanouir et se
développer que par la participation et l'« appartenance » convaincues et
responsables à l'Eglise comme « communauté de foi », de même que l'Eglise
ellemême et sa vie dans la foi bénéficient des fruits de la recherche et de l'approfondissement
théologiques.
110. Ce qui a été dit de la théologie en
général peut et doit être repris pour la théologie morale, considérée dans sa spécificité de réflexion
scientifique sur l'Evangile comme
don et comme précepte de vie nouvelle, sur la vie « selon la vérité et
dans la charité » (Ep 4, 15), sur la vie de sainteté de l'Eglise, dans laquelle
resplendit la vérité du bien porté à sa perfection. Dans le domaine de la foi,
mais aussi et inséparablement dans le domaine de la morale, intervient leMagistère de l'Eglise dont la tâche
est de « discerner, par des jugements normatifs pour la conscience des fidèles,
les actes qui sont en eux-mêmes conformes aux exigences de la foi et en
promeuvent l'expression dans la vie, et ceux qui au contraire, de par leur
malice intrinsèque, sont incompatibles avec ces exigences » 172. En prêchant
les commandements de Dieu et la charité du Christ, le Magistère de l'Eglise
enseigne aussi aux fidèles les préceptes particuliers et spécifiques, et il
leur demande de considérer en conscience qu'ils sont moralement obligatoires.
En outre, le Magistère exerce un rôle important de vigilance, qui l'amène à
avertir les fidèles de la présence d'erreurs éventuelles, même seulement
implicites, lorsque leur conscience n'arrive pas à reconnaître la justesse et
la vérité des règles morales qu'il enseigne.
C'est ici qu'intervient le rôle spécifique
de ceux qui enseignent la théologie morale dans les séminaires et les facultés
de théologie par mandat des pasteurs légitimes. Ils ont le grave devoir
d'instruire les fidèles — spécialement les futurs pasteurs — au sujet de tous
les commandements et de toutes les normes pratiques que l'Eglise énonce avec
autorité 173. Malgré les limites éventuelles des démonstrations humaines
présentées par le Magistère, les théologiens moralistes sont appelés à
approfondir les motifs de ses enseignements, à mettre en relief les fondements
de ses préceptes et leur caractère obligatoire en montrant les liens qu'ils ont
entre eux et leur rapport avec la fin dernière de l'homme 174. Il revient aux
théologiens moralistes d'exposer la doctrine de l'Eglise et de donner, dans
l'exercice de leur ministère, l'exemple d'un assentiment loyal, intérieur et
extérieur, à l'enseignement du Magistère dans le domaine du dogme et dans celui
de la morale 175. Faisant appel à toute leur énergie pour collaborer avec le
Magistère hiérarchique, les théologiens auront à cœur de mettre toujours mieux
en lumière les fondements bibliques, les significations éthiques et les
motivations anthropologiques qui soutiennent la doctrine morale et la
conception de l'homme proposées par l'Eglise.
111. Les services que les théologiens
moralistes sont appelés à rendre à l'heure actuelle sont de première
importance, non seulement pour la vie et la mission de l'Eglise, mais aussi
pour la société et pour la culture humaine. Il leur appartient, dans un lien
étroit et vital avec la théologie biblique et dogmatique, de souligner par leur
réflexion scientifique « l'aspect dynamique qui est celui de la réponse que
l'homme doit faire à l'appel divin en progressant dans l'amour au sein d'une
communauté de salut. Ainsi la théologie morale acquerra cette dimension
spirituelle interne qu'exige le plein développement de l'imago Dei qui se trouve dans l'homme, et le progrès spirituel
que l'ascétique et la mystique chrétiennes décrivent » 176.
Aujourd'hui, la théologie morale et son
enseignement se trouvent assurément en face de difficultés particulières. Parce
que la morale de l'Eglise comporte nécessairement une dimension norma— tive, on ne peut
réduire la théologie morale à n'être qu'un savoir élaboré dans le seul cadre de
ce qu'on appelle sciences
humaines. Alors que ces dernières traitent le phénomène de la moralité
comme une donnée historique et sociale, la théologie morale, tout en devant
utiliser les sciences de l'homme et de la nature, n'est pas pour autant soumise
aux résultats de l'observation empirique et formelle ou de l'interprétation
phénoménologique. En réalité, la pertinence des sciences humaines en théologie
morale est toujours à apprécier en fonction de la question primordiale :qu'est-ce que le bien ou le mal ? Que faire
pour obtenir la vie éternelle ?
112. Le théologien moraliste doit donc
exercer un discernement attentif dans le cadre de la culture actuelle
essentiellement scientifique et technique, exposée aux risques du relativisme,
du pragmatisme et du positivisme. Du point de vue théologique, les principes
moraux ne dépendent pas du moment de l'histoire où on les découvre. En outre,
le fait que certains croyants agissent sans suivre les enseignements du
Magistère ou qu'ils considèrent à tort comme moralement juste une conduite que
leurs pasteurs ont déclarée contraire à la Loi de Dieu, ne peut pas être un
argument valable pour réfuter la vérité des normes morales enseignées par
l'Eglise. L'affirmation des principes moraux ne relève pas des méthodes
empiriques et formelles. Sans contester la validité de ces méthodes, mais aussi
sans limiter sa perspective à ces méthodes, la théologie morale, fidèle au sens
surnaturel de la foi, prend en considération avant tout la dimension spirituelle du cœur humain et
sa vocation à l'amour divin.
En effet, tandis que les sciences
humaines, comme toutes les sciences expérimentales, développent une conception
empirique et statistique de la « normalité », la foi enseigne que cette
normalité porte en elle les traces d'une chute de l'homme par rapport à sa
situation originelle, c'est-à-dire qu'elle est blessée par le péché. Seule la
foi chrétienne montre à l'homme la voie du retour à l'« origine » (cf. Mt 19,
8), une voie souvent bien différente de celle de la normalité empirique. En ce
sens, les sciences humaines, malgré la grande valeur des connaissances qu'elles
apportent, ne peuvent pas être tenues pour des indicateurs déterminants des
normes morales. C'est l'Evangile qui dévoile la vérité intégrale sur l'homme et
sur son cheminement moral, et qui ainsi éclaire et avertit les pécheurs en leur
annonçant la miséricorde de Dieu qui œuvre sans cesse pour les préserver du désespoir
de ne pas pouvoir connaître et observer la Loi de Dieu et aussi de la
présomption de pouvoir se sauver sans mérite. Il leur rappelle également la
joie du pardon qui, seul, donne la force de reconnaître dans la loi morale une
vérité libératrice, une grâce d'espérance, un chemin de vie.
113. L'enseignement de la doctrine morale
suppose que l'on assume consciemment ces responsabilités intellectuelles,
spirituelles et pastorales. C'est pourquoi les théologiens moralistes qui
acceptent la charge d'enseigner la doctrine de l'Eglise ont le grave devoir de
former les fidèles à ce discernement moral, à l'engagement pour le bien
véritable et au recours confiant à la grâce divine.
Si les convergences et les conflits
d'opinions peuvent constituer des expressions normales de la vie publique dans
le cadre d'une démocratie représentative, la doctrine morale ne peut
certainement pas dépendre du simple respect d'une procédure : en effet, elle
n'est nullement établie en appliquant les règles et les formalités d'une délibération
de type démocratique. Le
dissentiment, fait de contestations délibérées et de polémiques,
exprimé en utilisant les moyens de communication sociale, est contraire à la communion ecclésiale et à
la droite compréhension de la constitution hiérarchique du Peuple de
Dieu. On ne peut reconnaître dans l'opposition à l'enseignement des
pasteurs une expression légitime de la liberté chrétienne ni de la diversité
des dons de l'Esprit. Dans ce cas, les pasteurs ont le devoir d'agir
conformément à leur mission apostolique, en exigeant que soit toujours
respecté le droit des fidèles à
recevoir la doctrine catholique dans sa pureté et son intégrité : « N'oubliant
jamais qu'il est lui aussi membre du peuple de Dieu, le théologien doit le
respecter et s'attacher à lui dispenser un enseignement qui n'altère en rien la
doctrine de la foi » 177.
Nos responsabilités de pasteurs
114. C'est aux pasteurs qu'incombe, à un
titre particulier, la responsabilité de la foi du Peuple de Dieu et de sa vie
chrétienne, comme nous le rappelle le Concile Vatican II : « Parmi les charges
principales des évêques, la prédication de l'Evangile est la première. Les
évêques sont, en effet, les hérauts de la foi, qui amènent au Christ de
nouveaux disciples ; et les docteurs authentiques, c'est-à-dire pourvus de
l'autorité du Christ, qui prêchent, au peuple à eux confié, la foi qui doit
régler sa pensée et sa conduite, faisant rayonner cette foi sous la lumière de
l'Esprit Saint, dégageant du trésor de la Révélation le neuf et l'ancien (cf. Mt
13, 52), faisant fructifier la foi, attentifs à écarter toutes les erreurs qui
menacent leur troupeau (cf. 2 Tm 4, 1-4) » 178.
C'est notre devoir commun, et plus encore
notre grâce commune, d'enseigner aux fidèles, en tant que pasteurs et évêques
de l'Eglise, ce qui les conduit vers Dieu, comme le fit un jour le Seigneur
Jésus avec le jeune homme de l'Evangile. Répondant à sa demande : « Que dois-je
faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? », Jésus l'a renvoyé à Dieu,
Seigneur de la création et de l'Alliance ; il lui a rappelé les commandements
moraux, déjà contenus dans l'Ancien Testament ; il en a montré l'esprit et le
caractère radical par l'invitation à marcher à sa suite dans la pauvreté,
l'humilité et l'amour : « Viens et suis-moi ! ». La vérité de cette doctrine a
été scellée dans le sang du Christ sur la Croix : elle est devenue, dans
l'Esprit Saint, la Loi nouvelle de l'Eglise et de tout chrétien.
Cette « réponse » à la question morale, le
Christ Jésus nous la confie d'une manière particulière à nous pasteurs de
l'Eglise, appelés à en faire la matière de notre enseignement, dans
l'accomplissement de notre munus
propheticum. En même temps, en ce qui concerne la morale chrétienne,
notre responsabilité de pasteurs doit aussi s'exercer sous la forme du munus sacerdotale : c'est ce qui se
réalise lorsque nous dispensons aux fidèles les dons de la grâce et de la
sanctification, qui leur permettent d'obéir à la sainte Loi de Dieu, et lorsque
nous soutenons les croyants par notre prière constante et confiante afin qu'ils
soient fidèles aux exigences de la foi et vivent selon l'Evangile (cf. Col 1,
9-12). La doctrine morale chrétienne doit être, aujourd'hui surtout, un des
domaines privilégiés dans notre vigilance pastorale, dans l'exercice de notre munus regale.
115. En fait, c'est la première fois que
le Magistère de l'Eglise fait un exposé d'une certaine ampleur sur les éléments
fondamentaux de cette doctrine, et qu'il présente les raisons du discernement
pastoral qu'il est nécessaire d'avoir dans des situations pratiques et des
conditions culturelles complexes et parfois critiques.
A la lumière de la Révélation et de
l'enseignement constant de l'Eglise, spécialement de celui du Concile Vatican
II, j'ai rappelé brièvement les traits essentiels de la liberté, les valeurs
fondamentales liées à la dignité de la personne et à la vérité de ses actes, de
manière à ce que l'on puisse reconnaître, dans l'obéissance à la loi morale,
une grâce et un signe de notre adoption dans le Fils unique (cf. Ep 1, 4-6). En
particulier, la présente encyclique offre des évaluations en ce qui concerne
certaines tendances contemporaines de la théologie morale. Je vous en fais part
maintenant, obéissant à la parole du Seigneur qui a confié à Pierre la charge
d'affermir ses frères (cf. Lc 22, 32), pour éclairer et faciliter notre commun
discernement.
Chacun de nous sait l'importance de la
doctrine qui constitue l'essentiel de l'enseignement de la présente encyclique
et qui est rappelée aujourd'hui avec l'autorité du Successeur de Pierre. Chacun
de nous peut mesurer la gravité de ce qui est en cause, non seulement pour les
individus, mais encore pour la société entière, avec la réaffirmation de l'universalité et de
l'immutabilité des commandements moraux, et en particulier de ceux qui proscrivent toujours et sans
exception les actes intrinsèquement
mauvais.
En reconnaissant ces commandements, le
cœur du chrétien et notre charité pastorale entendent l'appel de Celui qui «
nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 19). Dieu nous demande d'être saints comme
lui-même est saint (cf. Lv 19, 2), d'être, dans le Christ, parfaits comme
lui-même est parfait (cf. Mt 5, 48) : la fermeté exigeante du commandement se
fonde sur l'amour miséricordieux et inépuisable de Dieu (cf. Lc 6, 36), et le
commandement a pour but de nous conduire, avec la grâce du Christ, sur le
chemin de la plénitude de la vie propre aux fils de Dieu.
116. En tant qu'évêques, nous avons le
devoir d'être vigilants pour que la
Parole de Dieu soit fidèlement enseignée. Mes Frères dans l'Episcopat,
il entre dans notre ministère pastoral de veiller à la transmission fidèle de
cet enseignement moral et de prendre les mesures qui conviennent pour que les
fidèles soient préservés de toute doctrine ou de toute théorie qui lui sont
contraires. Dans cette tâche, nous avons tous l'aide des théologiens.
Cependant, les opinions théologiques ne constituent ni la règle ni la norme de
notre enseignement, dont l'autorité découle, avec l'aide de l'Esprit Saint et
dans la communion cum Petro et sub
Petro, de notre fidélité à la foi catholique reçue des Apôtres. Comme
évêques, nous avons le grave devoir de veiller personnellement à ce que la « saine doctrine » (1 Tm 1, 10) de
la foi et de la morale soit enseignée dans nos diocèses.
Vis-à-vis des institutions catholiques, une responsabilité particulière
s'impose aux évêques. Qu'il s'agisse d'organismes destinés à la pastorale
familiale ou sociale, ou bien d'institutions vouées à l'enseignement ou à
l'action sanitaire, les évêques peuvent ériger et reconnaître ces structures et
leur déléguer des responsabilités ; toutefois, ils ne sont jamais dispensés de
leurs obligations propres. C'est leur devoir, en communion avec le Saint-Siège,
de reconnaître ou de retirer, dans des cas de graves incohérences, le qualificatif
de « catholique » aux écoles 179, aux universités 180, aux cliniques ou aux
services médico-sociaux qui se réclament de l'Eglise.
117. Dans le cœur du chrétien, au plus
profond de tout être humain, se fait toujours entendre la question qu'adressa
un jour à Jésus le jeune homme de l'Evangile : « Maître, que dois-je faire de
bon pour obtenir la vie éternelle ? » (Mt 19, 16). Mais c'est au « bon » Maître
qu'il faut l'adresser, parce que lui seul peut répondre dans la plénitude de la
vérité, en toutes circonstances, dans les situations les plus diverses. Et
lorsque les chrétiens lui adressent cette question qui monte de leur
conscience, le Seigneur répond par les paroles de l'Alliance Nouvelle confiées
à son Eglise. Or, comme le dit l'Apôtre à son propre sujet, nous sommes envoyés
« annoncer l'Evangile, et cela sans la sagesse du langage, pour que ne soit pas
réduite à néant la Croix du Christ » (1 Co 1, 17). C'est pour cela que la
réponse de l'Eglise à la question de l'homme possède la sagesse et la puissance
du Christ crucifié, la Vérité qui se donne.
Quand les hommes
présentent à l'Eglise les questions de leur conscience, quand
à l'intérieur de l'Eglise les fidèles s'adressent à leurs évêques et à leurs
pasteurs, c'est la voix de Jésus
Christ, la voix de la vérité sur le bien et le mal qu'on entend dans la réponse
de l'Eglise. Dans la parole prononcée par l'Eglise retentit, à
l'intime de l'être, la voix de Dieu, qui « seul est le Bon » (Mt 19, 17), qui
seul « est amour » (1 Jn 4, 8.16).
Dans l'onction
de l'Esprit, cette parole douce et exigeante se fait lumière et vie
pour l'homme. C'est encore l'Apôtre Paul qui nous invite à la confiance, parce
que « notre capacité vient de Dieu : c'est lui qui nous a rendus capables
d'être les ministres d'une Alliance Nouvelle, une Alliance qui n'est pas celle
de la lettre de la Loi, mais celle de l'Esprit... Le Seigneur, c'est l'Esprit,
et là où l'Esprit du Seigneur est présent, là est la liberté. Et nous tous qui,
le visage découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur,
nous sommes transformés en cette même image, allant de gloire en gloire, par
l'action du Seigneur qui est Esprit » (2 Co 3, 5-6. 17-18).
CONCLUSION
Marie, Mère de Miséricorde
118. Au terme de ces considérations, c'est
à Marie, Mère de Dieu et Mère de Miséricorde, que nous confions nos personnes,
les épreuves et les joies de notre existence, la vie morale des croyants et des
hommes de bonne volonté, ainsi que les recherches des moralistes.
Marie est Mère de Miséricorde parce que
Jésus Christ, son Fils, est envoyé par le Père pour être la révélation de la
Miséricorde de Dieu (cf. Jn 3, 16-18). Il est venu non pour condamner, mais
pour pardonner, pour faire usage de la miséricorde (cf. Mt 9, 13). Et la plus
grande miséricorde, c'est, pour lui, d'être au milieu de nous et de nous
adresser son appel à venir à Lui et à Le reconnaître, en union avec Pierre,
comme « le Fils du Dieu vivant » (Mt 16, 16). Il n'est aucun péché de l'homme
qui puisse annuler la Miséricorde de Dieu, l'empêcher d'exercer toute sa
puissance victorieuse aussitôt que nous y avons recours. Au contraire, la faute
elle-même fait resplendir encore davantage l'amour du Père qui, pour racheter
l'esclave, a sacrifié son Fils 181 : sa miséricorde envers nous, c'est la
Rédemption. Cette miséricorde atteint sa plénitude par le don de l'Esprit, qui
engendre la vie nouvelle et l'appelle. Si nombreux et si grands que soient les
obstacles semés par la faiblesse et le péché de l'homme, l'Esprit, qui
renouvelle la face de la terre (cf. Ps 104103, 30), rend possible le miracle du
parfait accomplissement du bien. Un tel renouvellement, qui donne la capacité
de faire ce qui est bon, noble, beau, agréable à Dieu et conforme à sa volonté,
est en quelque sorte l'épanouissement du don de miséricorde, qui délivre de
l'esclavage du mal et donne la force de ne plus pécher. Par le don de la vie
nouvelle, Jésus nous rend participants de son amour et nous conduit au Père
dans l'Esprit.
119. Voilà la certitude réconfortante de
la foi chrétienne, qui lui vaut d'être profondément humaine et d'uneextraordinaire simplicité.Parfois, dans
les discussions sur les problèmes nouveaux et complexes en matière morale, il
peut sembler que la morale chrétienne soit en elle-même trop difficile, trop
ardue à comprendre et presque impossible à mettre en pratique. C'est faux, car,
pour l'exprimer avec la simplicité du langage évangélique, elle consiste
à suivre le Christ, à
s'abandonner à Lui, à se laisser transformer et renouveler par sa grâce et par
sa miséricorde qui nous rejoignent dans la vie de communion de son Eglise. «
Qui veut vivre, nous rappelle saint Augustin, sait où vivre, sait sur quoi
fonder sa vie. Qu'il ap— proche, qu'il croie, qu'il se laisse incorporer pour
être vivifié ! Qu'il ne craigne pas la compagnie de ses frères ! » 182. Avec la
lumière de l'Esprit, tout homme, même le moins savant, et surtout celui qui
sait garder un « cœur simple » (Ps 8685, 11), peut donc saisir la substance
vitale de la morale chrétienne. D'autre part, cette simplicité évangélique ne
dispense pas d'affronter la complexité du réel, mais elle peut amener à la
comprendre avec plus de vérité, parce que marcher à la suite du Christ mettra
progressivement en lumière les traits de l'authentique morale chrétienne et
donnera en même temps le ressort vital pour la pratiquer. C'est le devoir du
Magistère de l'Eglise de veiller à ce que le dynamisme de la réponse à l'appel
du Christ se développe de manière organique, sans que soient falsifiées ou
occultées les exigences morales, avec toutes leurs conséquences. Celui qui aime
le Christ observe ses commandements (cf. Jn 14, 15).
120. Marie est Mère de Miséricorde
également parce que c'est à elle que Jésus confie son Eglise et l'humanité
entière. Au pied de la Croix, lorsqu'elle accueille Jean comme son fils,
lorsqu'elle demande, avec le Christ, le pardon du Père pour ceux qui ne savent
pas ce qu'ils font (cf. Lc 23, 34), Marie, en parfaite docilité à l'Esprit,
fait l'expérience de la richesse et de l'universalité de l'amour de Dieu, qui
dilate son cœur et la rend capable d'embrasser le genre humain tout entier.
Elle devient ainsi la Mère de tous et de chacun d'entre nous, Mère qui nous
obtient la Miséricorde divine.
Marie est un signe lumineux et un exemple
attirant de vie morale : « Sa vie seule est un enseignement pour tous », écrit
saint Ambroise 183 qui, s'adressant particulièrement aux vierges, mais dans une
perspective ouverte à tous, déclare : « Le premier et ardent désir d'apprendre,
la noblesse du maître vous le donne. Et qui est plus noble que la Mère de Dieu
? Qui est plus splendide que celle qui fut élue par la Splendeur elle-même ? »
184. Marie vit et met en œuvre sa liberté en se donnant elle-même à Dieu et en
accueillant en elle le don de Dieu. Elle garde en son sein virginal le Fils de
Dieu fait homme jusqu'au moment de sa naissance, elle l'élève, elle le fait
grandir et elle l'accompagne dans ce geste suprême de liberté qu'est le
sacrifice total de sa vie. Par le don d'elle-même, Marie entre pleinement dans
le dessein de Dieu qui se donne au monde. En accueillant et en méditant dans
son cœur des événements qu'elle ne comprend pas toujours (cf. Lc 2, 19), elle
devient le modèle de tous ceux qui écoutent la parole de Dieu et la gardent
(cf. Lc 11, 28) et elle mérite le titre de « Trône de la Sagesse ». Cette
Sagesse, c'est Jésus Christ lui-même, le Verbe éternel de Dieu, qui révèle et
accomplit parfaitement la volonté du Père (cf. He 10, 5-10). Marie invite tout
homme à accueillir cette Sagesse. C'est à nous aussi qu'elle adresse l'ordre donné
aux serviteurs, à Cana de Galilée, durant le repas de noces : « Faites tout ce
qu'il vous dira » (Jn 2, 5).
Marie partage notre condition humaine,
mais dans une transparence totale à la grâce de Dieu. N'ayant pas connu le
péché, elle est en mesure de compatir à toute faiblesse. Elle comprend l'homme
pécheur et elle l'aime d'un amour maternel. Voilà pourquoi elle est du côté de
la vérité et partage le fardeau de l'Eglise dans son rappel des exigences
morales à tous et en tout temps. Pour la même raison, elle n'accepte pas que
l'homme pécheur soit trompé par quiconque prétendrait l'aimer en justifiant son
péché, car elle sait qu'ainsi le sacrifice du Christ, son Fils, serait rendu
inutile. Aucun acquittement, fût-il prononcé par des doctrines philosophiques
ou théologiques complaisantes, ne peut rendre l'homme véritablement heureux :
seules la Croix et la gloire du Christ ressuscité peuvent pacifier sa
conscience et sauver sa vie.
O Marie, Mère
de Miséricorde,
veille sur tous, afin que la Croix du Christ
ne soit pas rendue vaine, que l'homme ne s'égare pas
hors du sentier du bien,
qu'il ne perde pas la conscience du péché,
qu'il grandisse dans l'espérance en Dieu,
« riche en miséricorde » (Ep 2, 4),
qu'il accomplisse librement les œuvres bonnes
préparées d'avance par Dieu (cf. Ep 2, 10)
et qu'il soit ainsi, par toute sa vie,
« à la louange de sa gloire » (Ep 1, 12).
veille sur tous, afin que la Croix du Christ
ne soit pas rendue vaine, que l'homme ne s'égare pas
hors du sentier du bien,
qu'il ne perde pas la conscience du péché,
qu'il grandisse dans l'espérance en Dieu,
« riche en miséricorde » (Ep 2, 4),
qu'il accomplisse librement les œuvres bonnes
préparées d'avance par Dieu (cf. Ep 2, 10)
et qu'il soit ainsi, par toute sa vie,
« à la louange de sa gloire » (Ep 1, 12).
Donné à Rome, près de
Saint-Pierre, le 6 août 1993, fête de la Transfiguration du Seigneur, en la
quinzième année de mon pontificat.
Komentar
Posting Komentar